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Passion livresOnce upon a time in L.A.: „Les Eclats“ de Bret Easton Ellis

Passion livres / Once upon a time in L.A.: „Les Eclats“ de Bret Easton Ellis
 Foto: Casey Nelson

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Quatre ans après „White“ (Robert Laffont, 2019), un essai dans lequel Bret Easton Ellis donnait son avis sur pas mal de sujets embarrassants et dénonçait sans prendre de gants les ravages du politiquement correct aux Etats-Unis, avec une mention spéciale pour Hollywood et la gauche libérale, l’auteur le plus contrariant d’Amérique revient en force pour ce qui est sans nul doute le roman d’une vie: „Les Eclats“. 600 pages dérangeantes et addictives.

Ça se passe au tout début des années 80 dans les beaux quartiers de Los Angeles et c’est l’histoire d’un jeune homme de bonne famille qui s’appelle Bret et qui fréquente d’autres jeunes gens de bonnes familles. Laissé à lui-même par des parents inconsistants dans la propriété familiale de Mulholland Drive, il rêve de devenir écrivain et voudrait être cool, alors qu’il est passablement tordu. Ce qui est tout à fait approprié pour le genre d’histoire qu’il entend raconter dans le livre sur lequel il travaille déjà comme un forcené, après ses devoirs d’école, entre deux lignes de cocaïne et trois comprimés de Valium. L’ouvrage, intitulé „Moins que zéro“ (Robert Laffont, 2010), fera l’effet d’une bombe lors de sa parution, en 1985.

On l’aura compris, Bret Easton Ellis, l’écrivain que l’on connaît et qui n’avait plus tenté l’aventure du roman depuis treize ans „(Suite(s) impériale(s)“, Robert Laffont, 2010), joue avec Bret, le narrateur des „Eclats“, qui lui-même s’amuse à un double ou triple jeu d’ambivalences et d’effets de miroir avec son personnage – ainsi qu’avec tous les autres –, distillant le malaise si redoutable que l’auteur d’„American Psycho“ aime cultiver. Car l’écrivain, c’est même l’une de ses principales qualités selon l’auteur, „entend toujours des choses qui ne sont pas présentes“. Pratique. Entre cette définition de l’inspiration et le mensonge – autre version de la vérité que la folie du monde nous autorise –, il n’y a finalement guère de différence, mais c’est là le terrain de jeu de la fiction.

Bret est jeune, Bret est seul au milieu des autres, Bret est plutôt mal dans sa peau. Il porte des vêtements de marques, conduit des voitures de luxe, dissimule (mal) son homosexualité à sa petite amie, Debbie (dont le père, producteur et prédateur à Hollywood, a lui-même des vues sur le jeune homme), pratique la masturbation comme un sport, fume, boit et se drogue avec application. Il admire l’incroyable beauté de ses amis Thom Wright et Susan Reynolds, eux aussi élèves du prestigieux lycée privé de Buckley, file en Mercedes d’un bar à une plage, passe d’une soirée de défonce à une fête où défilent des stars, à la recherche de la porte qui lui permettrait enfin d’échapper à ses années d’innocence pour entrer dans le monde – forcément cruel, injuste, dépourvu de sens et d’illusion – des adultes.

Celui-ci va se présenter au jeune garçon sous les traits, côté pile, d’un mystérieux serial killer, qui rode et hante les demeures des quartiers huppés de la ville, torturant et assassinant sa belle jeunesse, et, côté face, d’un jeune et inquiétant condisciple, nouvelle coqueluche du lycée, arrivé en cours d’année de terminale, Robert Mallory. L’écrivain ayant tous les droits, y compris celui de se perdre et de faire semblant, il va peu à peu entraîner son lecteur dans la confusion entre ces deux figures, sans preuve, mais avec toute la force de conviction – et l’intense agitation intérieure – dont il est capable. C’est toute la subtilité de Bret Easton Ellis que de construire un roman qui dissimule progressivement ce qu’il révèle, jetant le trouble sur toutes les figures qui défilent sur cette scène infernale de 1981, accompagnées d’une incroyable bande-son rock et new wave.

Passant au fur et à mesure du roman d’un état à un autre, de l’espoir à l’angoisse, de l’innocence à la culpabilité, le narrateur perçoit bien que la réalité – ou tout au moins la fiction qu’il en tire – dérape un peu trop et qu’il se sent lui-même menacé à l’intérieur. A l’image de ses amis, qui flottent quelques centimètres au-dessus du sol, indifférents à l’aberration de leurs ambitions ou de leur mode de vie, Bret aspire ainsi à la „torpeur“, cette étrange capacité de faire ce qu’on attend de lui, d’être présent, sans contestation ni débat intérieur, d’afficher la bonne distance vis-à-vis du réel et de ses situations embarrassantes. Plus qu’un mode de vie, un véritable style, comme l’écrivain le précise à propos de ses projets littéraires: „Et je voulais écrire comme ça: la torpeur comme sentiment, la torpeur comme motivation, la torpeur comme raison d’exister, la torpeur comme extase.“

Une esthétique de l’anesthésie: faire semblant, répondre sagement à l’attente des autres, ne pas céder à l’inquiétude existentielle du tumulte intérieur, dire oui à Debbie alors que les fantasmes de Bret l’entraînent si loin des rêves de couple, observer le mystérieux Robert Mallory soupçonné du pire, se droguer et échapper à la perte de temps de l’angoisse, revenir toujours et encore aux forces de l’imagination et de la littérature, naviguer à vue entre faux-semblants et horreur véritable. Tout le talent de Bret Easton Ellis brille dans ces „Eclats“ traversés par le souvenir douloureux et violent d’une jeunesse et d’une époque irrémédiablement perdues. (L.B.) 

Bret Easton Ellis<br />
„Les Eclats“<br />
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina<br />
Robert Laffont, 2023<br />
616 p., 26 €
Bret Easton Ellis
„Les Eclats“
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina
Robert Laffont, 2023
616 p., 26 €