Tout commence avec une mise en bouteille: parce que la dernière volonté de Fernando Rossi, éminent académicien dont le provocateur „Contre Ulysse“ marqua une entrée fracassante dans le milieu des études hellénistes, fut de „rejoindre tous ceux à qui la traversée de la Méditerranée a donné une sépulture“, son ex-femme Sandra Wagner, „afin d’avoir quelque chose à enterrer“, „a eu l’idée d’aller à peu près à l’endroit où son cadavre a disparu dans les flots pour y puiser un demi-litre d’eau de mer“.
Et leur fils, narrateur du roman, de se demander, dans un incipit percutant qui met d’emblée son projet romanesque sur une voie proustienne: „avoir un père liquide versé dans une bouteille, est-ce suffisant pour devenir écrivain?“
Car dès lors, le père, véritable genie in a bottle qui n’aura, du temps de sa vie, réussi à exaucer aucun vœu à son fils, absent qu’il fut de la vie de celui-ci depuis qu’une lettre venue de Syrie eut dévoilé à sa partenaire un égarement aux conséquences plus que passagères, ce père ne cessera de hanter le narrateur, son absence désormais définitive amenant son fils Claude à se pencher sur la vie et les recherches du paternel – et sur son propre passé, tous ces fils narratifs étant comme condensés par l’illustration qui orne la couverture du premier essai du père, où l’on voit Énée qui, tenant son fils Ascagne par la main, porte sur son dos son père Anchise.
Suivant cette logique de la trinité, „Une dernière fois, la Méditerranée“ suivra, au cours d’une narration tout sauf linéaire, (au moins) trois fils narratifs: il y a, tout d’abord, le dernier voyage d’un père qui, atteint d’un cancer, participera aux Périples d’Énée. S’inspirant du projet de Victor Bérard retraçant le parcours d’Ulysse, cette expédition reconstitue le parcours d’Énée dans le but de rendre hommage aux mythes fondateurs de la culture occidentale tout en donnant à des pays à la réputation parfois ternie l’occasion de redorer leur blason, ce en quoi ces périples sur une Méditerranée tapissée de cadavres de réfugiés risquent évidemment une récupération politique et touristique, si ce n’est pas les deux à la fois.
„Les présents ont toujours tort“
Ce dernier voyage du père, le narrateur le reconstituera en recourant aux témoignages des deux infirmiers du père, aux derniers enregistrements de Fernando Rossi sur un dictaphone Olympus ainsi qu’au documentaire (fictif) „Énéide 2018“, dont il reproduira des interviews et des rushes.
Tout aussi polyphone, l’histoire de son propre parcours initiatique regorgera de sources et inspirations littéraires pour raconter la séparation des parents, son éducation entre un père francophile helléniste et une mère plus passionnée par les lettres allemandes, son indécision qui le mène à s’inscrire à la fac de lettres à Nancy, ses premiers amours, littéraires et charnels, et un engagement politique croissant – engagement qui se miroite chez son père: politisant l’„Énéide“, celui-ci ne cessera d’opposer Ulysse le guerroyeur, qu’il comparera à Bachar el-Assad, et Énée le migrant.
Enfin, découlant à la fois de l’éducation intellectuelle, sentimentale et politique du narrateur, de la vie de ses parents et du tracé effectué par les deux voiliers Palinuro et Iule sur les traces d’Énée, c’est dans une relation de feedback entre contemporanéité et mythe que resurgira l’univers de la mythologie grecque, avec ses divinités capricieuses, ses destins tragiques, ses trahisons et ses amours.
Sur cela viendront se greffer bon nombre de récits et de voix qui composeront un roman-palimpseste polyphone complexe, dont le premier mérite est de permettre au lecteur de creuser, dans le dédale de ses longues phrases ciselées et le labyrinthe de ses narrations enchevêtrées, une voie: alors que pour une fois, le dédale souterrain de la mine paraît, outre deux ou trois évocations de la mort accidentelle du grand-père, absent, c’est cette fois le soubassement de l’histoire littéraire et de ses pérennes récits d’amour et de violence qui constitue le socle friable sur lequel se construit le roman, soubassement que le narrateur éclaire avec sa torche prométhéenne, explorant à la fois son rapport au père et la naissance de sa propre vocation.
Père de papier
Saisissant le contraste avec la façon dont Armand, un des fils de Victor Bérard, évoqua son propre père, Claude précisera: „pour moi […], mon père est resté un être de deux dimensions, un homme de papier en quelque sorte, que j’ai découvert dans les pages de livres ou de journaux, parfois sur l’écran plat d’un ordinateur ou d’un téléviseur“. Dès lors, ce sera paradoxalement par les mots, par un projet de livre, que Claude réussira à rendre tridimensionnel ce père de papier.
Et comme il ne l’a pas vraiment connu de son vivant, ce sera à travers la littérature secondaire qu’il s’en rapprochera, de ce père, tout se passant comme si celui que tous appellent dottore était un hypotexte à jamais disparu (cette disparition expliquant peut-être la fascination du fils pour les œuvres inachevés ou (presque) offerts aux flammes), hypotexte que les nombreux hypertextes, à commencer par l’œuvre même du paternel, entre essai et confessions intimes, servaient à conférer au père une profondeur que son fils en est réduit à imaginer.
Très loin d’une structure linéaire, rappelant la composition alambiquée du magistral „The Buried Giant“ de Kazuo Ishiguro, le roman fonctionne par aimantation, par association. Centré autour de la dernière excursion du père, dont les étapes déclencheront des souvenirs de lectures et des réminiscences d’enfance et d’adolescence, „Une dernière fois, la Méditerranée“ crée un riche et complexe tissu référentiel où la mythologie vient nourrir le réel et vice versa, la narration avançant par à-coups, imitant ainsi la structure même de l’„Énéide“ telle que la décrit le dottore: „Chez Virgile, […] on est sans cesse téléporté d’un temps à un autre, sans que […] les analepses et les prolepses soient des mouvements linéaires.“
Le tableau d’Énée, d’Anchise et d’Ascagne conduirait ainsi à une sorte de trinité, à un „surplace anéantissant la ligne du temps“. Si Portante ajoute ici, à la métaphore de la baleine, celle de l’escargot qui porte sa maison – ses racines donc – sur son dos, ce même escargot permet aussi de décrire la structuration de ce roman-essai qui, partant d’un centre, monte et descend les escaliers en colimaçon de l’histoire littéraire.
C’est à travers les couches et les couches de textes – le „Télémaque“ d’Aragon, celui de Fénelon, la lettre au père de Kafka, l’„Énéide“ de Virgile bien sûr, mais aussi l’„Odyssée“ d’Homère – que surgira lentement un portrait du père tout en palimpsestes, en ratures, en effacements, en strates textuelles superposées, faisant de ce roman une évocation pudique d’un éternel absent qui, comme sur un polaroid, ne prendra forme que lentement, ses contours se remplissant de l’encre noire de mots empruntés d’abord à d’autres, puis de plus en plus intimes.
„On ne devient vraiment adulte que quand meurt le père“, dira ainsi Claude Rossi, exprimant son désaccord avec le narrateur houellebecquien de „Plateforme“, qui avait relativisé l’assertion: „Je ne crois pas à cette théorie selon laquelle on devient réellement adulte à la mort de ses parents; on ne devient jamais réellement adulte.“
Soi-même comme un autre
„Une dernière fois, la Méditerranée“ sera donc aussi, outre le beau portrait d’un défunt qui a pratiqué tout au long de sa vie l’art de l’esquive, une recherche de sa propre identité – ce que l’on apprend dès le premier chapitre: „Ce que j’ignorais cependant, au moment de commencer ce livre, c’est que chercher le père signifie avant tout trouver le fils.“ Cette formule revêt ici un double sens: ce fils, ce sera celui qu’il aura avec Fadwa – mais ce sera aussi lui-même, la double identité – de père et d’écrivain – qu’il se découvrira.
Si le narrateur affirme initialement bien porter son nom – Claude, du latin claudicare (claudiquer), c’est le boiteux, celui qui, comme le fameux albatros baudelairien, se sent un peu maladroit dans tout ce qu’il touche, déphasé qu’il est par rapport au réel: „j’ai beaucoup attendu, et quand je me suis décidé à agir, il était trop tard“ –, ce dernier volet d’un cycle est aussi le premier Bildungsroman de Jean Portante.
Un peu comme „À la recherche du temps perdu“, „Une dernière fois, la Méditerranée“ raconte l’histoire d’une vocation: des premiers pas, claudicants donc, où l’on voit un professeur de fac quelque peu désabusé le prendre sous l’aile de son érudition, à l’écriture d’un premier livre – celui que nous tenons en main – en passant par une première excursion dans le monde de la bande dessinée, une excursion qui enchâssera à une éducation sentimentale, le narrateur raconte sa lente émancipation de la tutelle d’autrui – celle d’un père dont le rayonnement intellectuel est inversement opposé à sa présence physique dans sa vie, celle d’un mentor qui l’instrumentalise, en partie, pour se remettre d’un deuil et d’une flemme professionnelle, celle, enfin, d’une première amante avec qui il fit ses premiers pas artistiques et qui l’utilisa comme amant-kleenex afin de se remettre d’une rupture passagère avec son grand amour.
Si Claude le boiteux parvient à entrer en harmonie avec le réel, c’est grâce au verbe – après des débuts trébuchants lors desquels, persuadé par son mentor Borella que „la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas“, sa vision du monde passe toujours d’abord par les livres, confronté ensuite par son ami Yorgos à l’idée que „la vie est la preuve que la littérature ne suffit pas“ et qu’il faut d’abord accumuler du vécu pour pouvoir se plonger dans la littérature, il trouvera, nourri de littérature, déchiffrant la réalité qui l’entoure grâce aux textes aimés et la nourrissant en retour, cette réalité, de cet enchantement permanent qu’est la littérature, une troisième voie – celle du „cercle vertueux régissant le mouvement qui va de la vie aux livres puis retourne à la vie“; celle de la réconciliation avec soi-même, son père absent et des origines longtemps reniées.
Info
„Une dernière fois, la Méditerranée“ de Jean Portante, 2022 Editions Phi, 366 pages, 22 euros
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