Mais comment le Royaume-Uni en est-il arrivé là!? Alors que Jonathan Coe propose en sortie européenne un nouvel opus de son œuvre romanesque consacrée au destin contrarié de l’Angleterre et des Anglais, ses personnages traversent avec humour, distance et ce qu’il faut de vérité intérieure, les grands moments de l’histoire du pays. À travers quelques dates et épisodes-clés de la seconde moitié du XXe siècle, l’auteur du „Cercle fermé“ et du „Cœur de l’Angleterre“ mêle la grande Histoire et les destins individuels, les traumas collectifs et les récits intimes, sur fond de temps qui passe et de changement d’époque. „Le Royaume désuni“, ou la vérité d’une époque: la nôtre.
À la fois personnel, familial et politique, le nouveau roman de Jonathan Coe, qui continue de nous enchanter en racontant les mille et une aventures de son île, aussi exaspérante que fascinante, nous plonge dans les profondeurs de l’„âme“ anglaise et de son histoire tourmentée. Tout commence ici peu après la Seconde Guerre mondiale, non loin de Birmingham, dans la petite bourgade de Bourville, à l’„atmosphère d’un calme ineffable, presque enchantée“, où la tradition, les vieilles habitudes, ont encore droit de cité. Un village „non seulement bâti sur le chocolat et entièrement consacré à celui-ci, mais littéralement engendré par le chocolat“, puisque l’usine Cadbury l’occupe depuis 1824 et lui donne son prestige autant que du travail à ses habitants.
C’est là et bien là que grandit Mary, personnage principal de cette saga familiale fragmentée, qui démarre le jour de la Victoire, le 8 mai 1945, et s’achève avec la mort de la vieille dame, en pleine pandémie mondiale, au mois de juin 2020. Un peu plus de 80 ans d’histoire, qui ont permis à cette héroïne ordinaire de voir, à raison d’un chapitre par événement, le couronnement de la Reine Élisabeth II, le 2 juin 1953; la finale de la Coupe du monde de football, Angleterre – Allemagne, à Wembley, le 30 juillet 1966; l’investiture du Prince de Galles, le 1er juillet 1969; le mariage de Charles et de Lady Diana Spencer, le 29 juillet 1981; les funérailles de Lady Diana, le 6 septembre 1997; et enfin le 75e anniversaire de la Victoire, le 8 mai 2020.
Sept événements, sept instantanées, le temps d’une vie. Une vie entière, un mari, trois fils, des belles-filles, des petits-enfants, des oncles, des tantes, des cousins, cousines, ascendants, descendants, amis, un amour égaré, des voisins, hommes et femmes de rencontre … Une vie devant laquelle défile, à travers ces sept dates mémorables pour le peuple d’Angleterre, l’histoire entière d’un pays, d’une île, d’un royaume battu par les vents de la modernité; ceux-là même qui font avancer tout autant qu’ils bousculent cette vieille puissance toujours fière, mais tellement vulnérable. „Des forces dangereuses – le rationalisme, l’intégration, l’égalitarisme – semblaient avoir été libérées par la guerre et menaçaient d’ébranler l’ordre ancien.“ Rien de moins.
Une partie importante du combat que traversent les générations d’après-guerre semble faite de la tension profonde qui hante le pays comme les familles, entre préservation de l’ordre ancien et avènement d’un monde nouveau. D’où, de longues décennies durant, le souvenir persistant de la guerre, de ses temps difficiles mais aussi héroïques, et surtout du parfum associé à ces heures sombres, celui d’une Angleterre puissante, indispensable à l’Europe et au monde entier. À part ça, pas de suspens ni de rebondissement dans cette saga, si ce n’est, ici et là, une naissance, de nouveaux rêves, des rencontres, des crises et des recommencements.
À travers la cohorte de personnages qu’il convoque dans son „Royaume désuni“ – et ordonne sagement dans un arbre généalogique en ouverture du roman –, Jonathan Coe parvient à donner corps à toute une palette de sentiments, de trajectoires et de positions (sur la vie, l’amour, la royauté, la réussite, la famille, le temps qui nous échappe …) qui font la diversité des hommes, des femmes, la singularité de leur destin. Quelque chose comme la traversée d’un siècle par une famille ordinaire de la classe moyenne anglaise, qui sent bien que le sol se dérobe peu à peu sous ses pieds, que la monarchie s’enlise, que l’Union européenne n’est qu’une invention du continent pour tourmenter son île, que Boris Johnson, ce „rebelle aux cheveux blonds“ qui, dans les années 90, encore journaliste, conduit une Alfa Romeo en écoutant du Heavy Metal „à fond les ballons sur l’autoradio“ dans les rues de Bruxelles, ne sera jamais vraiment la solution à tous leurs problèmes … Mais une classe moyenne qui s’efforce pourtant, contre vents et marées, de croire encore à tout cela.
À tout cela, et au chocolat Cadbury, symbole de la résistance toute britannique à l’oppression européenne du XXe et XXIe siècles réunis. Car parmi les épisodes les plus croustillants de l’histoire du royaume retracée par Jonathan Coe, celui de la guerre du chocolat, au début des années 90, est certainement l’un des plus riches. D’un côté, les puristes français et belges, de l’autre, les Anglais, et leur tradition du chocolat enrichi d’autres matières grasses végétales. Oui, mais, depuis la guerre et en raison du rationnement. De quoi conclure „que ce que les Britanniques aimaient dans leur chocolat, c’était qu’il avait ‘le goût de la guerre’“. Le goût de la puissance, de la jeunesse perdue.
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