„’Une rétrospective’ est une œuvre de fiction, mais elle ne contient aucun épisode imaginaire“, écrit Juan Gabriel Vásquez dans une note qui fait suite au roman étourdissant qu’on vient de lire et que l’on peine tout d’abord à refermer, tant l’aventure y est intense. L’auteur relate dans ces quelques lignes ses rencontres avec le cinéaste colombien Sergio Cabrera (né en 1950 à Medellin et réalisateur de renom), qui se sont étirées sur sept années et ont donné une trentaine d’heures de conversations soigneusement enregistrées. De quoi retracer l’histoire ahurissante d’une famille déracinée, dont l’identité se confond peu ou prou avec la lutte révolutionnaire: en Espagne, en Chine et en Colombie.
L’odyssée s’ouvre tout simplement par son terme. C’est le procédé qu’utilise Juan Gabriel Vásquez pour ménager la tension narrative qui s’étire tout au long du roman, mais c’est aussi le signe que seuls l’histoire et le temps peuvent offrir une lumière suffisante pour éclairer l’immensité – et les sombres détours – du chemin parcouru. Pour Sergio Cabrera, personnage principal du roman, la „rétrospective“ est double: tout à fait concrète, puisque la cinémathèque de Barcelone a invité le réalisateur à l’occasion de la projection de plusieurs de ses films; littéraire aussi, puisque c’est à l’occasion de ce voyage en Europe, qui débute à Lisbonne, où vivent la fille et la compagne du cinéaste, que Sergio apprend la mort brutale de son père, Fausto, lui-même acteur de théâtre et de télévision, amoureux de la poésie, militant de la guérilla communiste et figure de l’avant-garde artistique. C’est à partir de ce décès que la mémoire du narrateur se déploie et que le roman bascule dans le récit rétrospectif.
Trois parties, trois périodes, trois générations de Cabrera, toutes marquées par la lutte politique et le poids écrasant de l’Histoire sur les destins singuliers. Barcelone, années 30: avec son père, Fausto est contraint de fuir l’Espagne franquiste, tout d’abord pour Saint-Domingue. Puis ce sera le Venezuela, simple étape avant la Colombie, où il arrive avec sa famille en 1945. La vie difficile, la découverte du théâtre pour le tout jeune homme, une carrière, le mariage, les enfants, Sergio, Marianella, l’engagement à gauche dont il paie le prix par une mise à l’écart.
Deuxième période: le séjour en Chine, à l’invitation de la nouvelle République populaire qui, pour alimenter son réseau mondialisé de propagande, cherche des professeurs d’espagnol. Débute alors un autre récit, dans lequel Fausto, devenu partisan exalté de la révolution chinoise et de l’internationalisme prolétarien, confie ses enfants aux bons soins de l’éducation maoïste, jusqu’au dérapage incontrôlé de la Révolution culturelle. En plaçant sa narration à hauteur des deux adolescents „reconditionnés“ que deviennent peu à peu Sergio et sa sœur, Juan Gabriel Vásquez parvient à faire revivre la folle réalité d’une existence dont l’essentiel est voué au combat émancipateur pour la naissance d’un homme nouveau. „L’avenir est palpable. Nous le respirons, nous le rêvons, nous lui donnons un nom. L’avenir est à tout le monde et tout le monde contribue à le réaliser. L’avenir commence maintenant“, écrit ainsi le jeune Sergio dans ses carnets.
Pourtant, derrière les dazibaos du marxisme-léninisme version Mao Zedong et les slogans universalistes censés porter la parole du prophète de la Longue Marche jusqu’au bout du monde, se cache déjà un État policier et totalitaire. La fuite improbable du frère et de la sœur pour la Colombie, où ils comptent retrouver leurs parents en lutte pour l’édification culturelle du socialisme, les conduira dans un engagement plus total encore, au sein de la guérilla. Débute alors un troisième chapitre, étouffant, brutal, militaire, dans lequel les deux jeunes apprentis guérilleros, poussés par leur père, ont abandonné jusqu’à leur nom pour prendre les armes.
Au cœur de la jungle colombienne, le „Petit Livre rouge“ à la main, Sergio mettra à l’épreuve de la guerre son ambition émancipatrice – et les principes stratégiques de Mao. Jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la violente collision entre l’idéalisme forcené qui l’anime et la cruelle réalité d’un affrontement qui obstrue le destin de la Colombie. „Certains diront que nous sommes fous“, commente Fausto Cabrera à propos de cette lutte à la vie à la mort, „et moi je dis que c’est une belle folie“.
Avec sa construction virtuose, qui multiplie les allers-retours entre la jeunesse du combattant et l’âge mur du cinéaste, sans jamais perdre son lecteur, Juan Gabriel Vásquez, véritable écrivain enquêteur, dévoile le pouvoir des idées et le versant tragique de l’engagement dans la lutte armée. Une vie d’exaltation, écrasée cependant par l’idéologie mortifère de la guérilla révolutionnaire, où „être mort est le seul moyen d’être crédible“.
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