À la recherche d’un café où lire et écrire, je traverse, par un accès de Heimweh inconscient peut-être, plus probablement par le plus grand des hasards (mon hôtel est à côté), la Moselstraße dans le quartier de la gare à Francfort.
Des feuilles d’aluminium et de petits sacs en plastique déchirés témoignent d’une activité qui, ici, n’est pas exclusivement nocturne ni diurne – dans la Moselstraße, les gens fument du crack à toute heure, un peu comme on rencontre, au Luxembourg, à tous les instants de la journée, des joggeurs dans les rues.
Au coin de la rue, un vieil homme hagard, la bouche ouverte, s’enfuit. Derrière lui, une prostituée édentée l’interpelle: „Warte, mein Schatz, warte“, comme si elle voulait écrire un pastiche de Beckett („Working title“: En attendant clodo).
Deux mètres plus loin, une femme est bizarrement penchée devant une Subaru bleue. En avançant, je découvre qu’elle est en train d’inspecter son visage dans le rétroviseur de la voiture. Je n’arrive pas à savoir si elle se remaquille à la va-vite pour son prochain client ou si elle inspecte sa lèvre tuméfiée.
À sa droite, des camés sont installés sur le trottoir.
Un jeune homme assis sur le trottoir a l’air de s’entailler la main, mais en regardant à nouveau, je réalise qu’il s’acharne avec un couteau sur un petit tuyau en métal, qui lui servira probablement à fumer du crack: dans cette rue, l’expression ‚tailler une pipe’ est déclinée à toutes les sauces.
J’ai à peine traversé dix mètres de cette rue mosellane, jonchée de nightclubs bizarres, de sexshops louches, de bordels, que j’ai la certitude de me retrouver dans un des cercles de l’enfer tant ce cumul de gens accros et détruits est sordide, tant ces vies abîmées m’attristent, tant je me sens mal dans ma peau alors que, vraiment, je ne suis pas du genre à être vite choqué.
Une amie me dit qu’à leur arrivée mardi dans cette même rue, les policiers leur ont conseillé de déguerpir au plus vite de ce quartier. Une autre amie me raconte avoir vécu dans ce même quartier, quand elle avait dix-neuf ans. Chaque jour, on lui demandait son prix. J’écris ces lignes dans un bar israélien de la Niddastraße, alors que, devant la vitre, un homme édenté lui aussi s’est ramassé sur le trottoir, un peu comme dans le clip „Just“ de Radiohead, la dimension métaphysique en moins.
Tout cela se passe à une centaine de mètres de la FBM – non, ça n’est pas un courant de musique électro des années 1980 ni une pratique sexuelle douteuse, il s’agit de l’acronyme censé rendre plus hip ou plus énigmatique la Frankfurter Buchmesse – où des intellos parlent, écrivent sur et débattent de la misère humaine. Celle-ci, pourtant, n’attend pas, n’a pas besoin qu’on en débatte, qu’on en parle, qu’on l’écrive. Indifférente aux efforts des intellectuels pour la cerner, elle prolifère, la misère.
Réseauter avant tout
À la Messe, où l’activité a enfin repris, après une année d’annulation en 2020 et une deuxième très calme en 2021 (on le pressentait au moment de réserver un hôtel, dont les prix étaient étrangement abordables là où, pendant la Messe, on paie habituellement des tarifs exorbitants pour d’atroces taudis), le stand luxembourgeois a encore changé de place. Plus discret, moins grandiloquent que l’espace investi l’année précédente, il colle peut-être mieux à la taille et aux ambitions littéraires du pays qu’il représente.
„Même si le stand est plus petit, il ne s’agit pas de minimiser le projet Francfort“, explique Brian Bailey, chargé de littérature et édition auprès de Kultur | lx. „D’un côté, c’est bien plus écologique – l’année dernière, il fallait faire livrer les différentes pièces du stand – et, d’un autre côté, on avait envie de mettre l’accent sur le networking afin que les éditeurs puissent utiliser le temps pour fixer des rendez-vous et nouer des contacts.
L’an dernier, on avait des événements sur le stand, ce qu’on a décidé de laisser tomber cette année-ci: il y a d’autres plateformes pour cela, comme le Open Books ou le Bookfest. Ce dernier étant organisé par la Buchmesse, on a bien essayé de réserver des slots pour les auteurs luxembourgeois – mais il y a eu moins de lieux cette année-ci et la demande fut très grande.“
Cette taille réduite ne déplaît pas aux éditeurs, comme le souligne Marie Mathieu, „content creator“ et chargée des relations publiques chez Binsfeld: „On est très contents du résultat du travail acharné de Kultur | lx, même si je pense qu’on en est encore dans une phase test, où on doit essayer de trouver ce qui marche, à quel moment il est opportun de faire ceci ou cela, ce qui explique probablement que le format de cette année diffère pas mal de ce qu’on avait fait l’année précédente.“
Plus concrètement, pour l’organisation, l’équipe de Kultur | lx est en contact permanent avec la fédération des éditeurs, demande aux éditeurs intéressés par une présence sur place quels livres ils veulent mettre en valeur, met à disposition le stand et s’occupe de toutes choses logistiques. „Après, pour les rendez-vous, ce sont les éditeurs qui s’en occupent. En amont, on a organisé un webinar avec Ulrike Ostermeyer, qui expliquait un peu aux éditeurs la situation actuelle du marché et qui a permis de briefer aussi les éditeurs pour lesquels c’est la première année à Francfort.“
Au-delà de la vente et achat de licences, la foire est aussi l’occasion de rencontrer des gens que, faute à la pandémie, on n’avait peut-être jamais vus: „Pendant la pandémie“, explique Marie Mathieu, „il y a eu beaucoup de changements dans les équipes – je n’ai moi-même commencé à bosser chez Binsfeld qu’au moment exact où éclatait la pandémie, et j’ai depuis été rejoint par ma collègue Inge Orlowski.
Nombre de partenaires avec qui on avait toujours des rendez-vous ont, au moment de la pandémie, revu leur modèle organisationnel, planifiant autour de la Buchmesse des rendez-vous virtuels pendant une période d’un mois là où avant, c’était la course effrénée de rendez-vous étalés sur quatre jours pleins à craquer. Ce renouveau leur a permis de vendre plus de licences, puisqu’on bénéficiait de plus de temps et que sans le stress de la foire, les choses pouvaient se dérouler plus soigneusement. L’année dernière, certains nous proposaient des rendez-vous virtuels – alors que nous on était sur place à Francfort, sur une foire un peu déserte. C’était un peu frustrant.“
Du papier à prix d’or (ou presque)
Un autre rendez-vous, des plus intéressants, aurait permis non seulement de comprendre, mais aussi de réfléchir à des solutions relatives à l’augmentation du coût du papier. Un meeting avec des imprimeurs nous a permis de mieux comprendre comment ils travaillent et quels seraient des méthodes d’impression plus économiques: une idée serait de faire imprimer plus de titres à la fois, une autre, de se mettre d’accord avec d’autres éditeurs pour se partager un rouleau de papier, une partie des frais s’expliquant par le changement, d’un titre à l’autre, du rouleau et la destruction pure et simple du reste de papier sur le rouleau qu’on remplace alors.
Pour mettre l’accent sur le réseautage, Kultur | lx organisa, en présence de la ministre de la Culture Sam Tanson („déi gréng“), un apéro à la Chinaski Tagesbar près de la Alte Oper, dont les connotations bukowskiesques étaient porteuses en plaisirs éthyliques et où l’on revit plus ou moins tout le monde qui avait fait partie du voyage de presse, d’édition et de traduction organisé en avril, ce qui montre bien que cette initiative, dont Brian Bailey nous confirme qu’elle sera non seulement répétée, mais aussi pérennisée, a porté ses fruits et permis de mettre le Luxembourg sur la mappemonde du paysage littéraire germanophone.
Si cet exploit est à saluer, l’on a pourtant l’impression que le volet francographe est un peu négligé. Brian Bailey concède qu’il faudra y remédier: „On essaie d’étendre notre présence sur les salons et foires et festivals francophones et on veut faire pour le secteur français ce qu’on fait déjà pour le secteur allemand, au sens qu’on prévoit d’organiser un voyage de presse similaire que pour les Allemands.“
Des problèmes de visibilité
C’était l’occasion donc, pour les éditeurs et les quelques auteurs présents, de renforcer des contacts avec des gens qui, pour certains, n’étaient déjà plus de parfaits inconnus, ce qui rendait plus facile le début des conversations (car on le sait bien, les écrivains sont des êtres timides, qui écrivent dans de petites chambres sombres, loin de tout contact avec la civilisation).
Ainsi, un éditeur m’a raconté avoir assisté à une lecture de Dürrenmatt au Théâtre d’Esch en 1986 et avoir eu des problèmes pour rentrer ensuite en ville, claquant ses derniers sous estudiantins dans un taxi qui, déjà à l’époque, coûtait les yeux de la tête. Plus tard, travaillant pour Diogenes, il devait se taper des dîners avec la veuve de l’écrivain, qui mangeait, invariablement, six huîtres. Il me disait aussi détester tous les écrivains, des bons à rien avec qui on ne pouvait que se chamailler, proclamait-il en rigolant, à la suite de quoi je lui ai proposé d’écrire, s’il acceptait de le publier, „De l’inutilité foncière du métier d’écrivain“. Je pense qu’on n’a pas réussi à savoir qui se foutait de la gueule de qui, dans toute cette discussion un peu envinée et très drôle.
Malgré cette présence pérennisée au stand de Francfort et le réseautage qui aboutit à des rencontres qui prennent, de nombreux défis restent et la dissémination de la littérature luxembourgeoise à l’international restera épisodique et lente tant qu’on n’aura pas trouvé des chemins de distribution plus efficaces. Le plus grand défi est, comme le pense Brian Bailey, la visibilité de la Luxemburgensia.
„Si pour l’export, il y a un très grand nombre de chantiers, ce manque de visibilité commence déjà dans les librairies du pays, où la Luxemburgensia est presque toujours présentée à part, de sorte qu’on y trouve souvent des livres de fiction à côté d’essais, de livres de linguistique, de livres sur la géographie du pays. Moi, je considère plutôt qu’une fiction en langue allemande devrait figurer avec les fictions allemandes.“
Pour accroître la visibilité sur le plan national, Kultur | lx a fait, l’année dernière, des vidéos des nominé(e)s de la shortlist du „Buchpräis“, qui ont lu de courts extraits, permettant ainsi à un public plus large de découvrir les auteur(e)s en amont des „Walfer Bicherdeeg“, qui reste le rendez-vous littéraire le plus important du pays.
„A l’international, il est important d’être présent sur des festivals“, explique Brian Bailey, qui insiste cependant qu’il sera impossible d’avoir un stand sur toutes les foires et que cette expansion dépendra aussi de l’intérêt des éditeurs. Si la présence luxembourgeoise à Leipzig a été programmée et annulée chaque année depuis 2020, on espère bien ne pas rater le rendez-vous en 2023, ce qui est, selon Sam Tanson, d’autant plus une bonne nouvelle que c’est plus un salon pour le public – „et en tant que lectrice, cela me réjouit évidemment“.
„Dans ce contexte“, précise Bailey, „les traductions, par des maisons d’édition étrangères, de textes d’auteurs luxembourgeois sont importantes, comme en témoignent récemment les traductions en grec d’œuvres de Tullio Forgiarini, d’Elise Schmit et de Tom Reisen, traductions grâce auxquelles on sera présent au Bridge Festival, où le Luxembourg est pays à l’honneur.“
Une autre piste, pour l’international, consisterait à mettre l’accent sur les régions limitrophes comme Metz, Nancy, la Sarre. „S’il y a des rendez-vous internationaux comme Francfort, pour lesquels il faut être présent, il est juste qu’il faut marquer une présence plus accrue sur des festivals, des salons de ces régions-là, d’y nouer plus de contacts.“ En attendant, il reste un peu de temps pour vendre des licences dans cette ville schizophrène, où des banquiers encravatés côtoient des camés – et où la littérature festoie à côté d’une misère effarante.
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