Le pari était osé: adapter pour le théâtre, dans une mise en scène collective, un Goncourt à succès, dont l’action se déroule en Lorraine et dont on a l’impression qu’il a, pour cette double raison de la proximité géographique et du rayonnement du prix littéraire français le plus prestigieux, beaucoup été lu dans cette région.
Comme chacun sait et comme Pierre Bayard l’a étayé, notamment dans „Enquête sur Hamlet“, il y a autant de versions d’un livre qu’il y a de lecteur·rice·s., puisque chacun se crée un propre monde à partir de la fiction, qui se transforme dès lors en une sorte de hypotexte entouré de tous les univers possibles constitués par chacun des lecteur·rice·s.
C’est là le grand défi des adaptations romanesques, que ce soit au cinéma ou au théâtre – elles sont à chaque fois une proposition parmi d’autres possibles et le fourmillement de mille imaginaires est canalisé et réduit à une version scénique dans laquelle on risque toujours ne pas reconnaître son roman.
Quand Thorsten Lensing adapte les 1.000 pages d’„Infinite Jest“ en quatre heures de théâtre intense, quand Julien Gosselin transpose trois romans de Don De Lillo en une dizaine d’heures de théâtre mirobolant, inventif, utilisant l’œuvre de l’auteur américain pour le transcender en une vision et une esthétique cohérentes, le résultat peut pourtant être saisissant – à condition de se laisser happer par ce qu’on nous propose sur scène et de délaisser le roman qu’on a lu pour s’immerger dans l’univers scénique.
Pour „Leurs enfants après eux“, sorte de fresque romanesque au souffle épique qui parle de quelque chose d’assez peu épique – le terrible ennui et le manque de perspective d’une région qui souffre de l’extinction des hauts-fourneaux et dont tous les regards sont braqués sur l’Eldorado luxembourgeois, où l’on baiserait bien plus parce que les gens y roulent dans de grosses caisses (c’est du moins la conviction des jeunes d’Heillange) –, Bach-Lan Lê-Bá Thi et Carole Lorang, assistées par Joseph Incardona (pour le scénario et l’adaptation) et Éric Petitjean (pour la mise en scène commune) ont retenu le format sériel, qui s’imposait presque du fait de la quadripartition du roman de Mathieu: „Leurs enfants après eux“ se déroule en quatre étés des années 90, avec entre chaque partie une longue ellipse de deux ans.
Commençant au début des années 90, avec le succès de „Smells Like Teen Spirit“, qui ouvre le tout premier générique du premier épisode – le plus long, comme il se doit –, on suit les destins d’Anthony (Jules Puibaraud) et de son cousin (Thibault Sartori), qui rêvent de drague, de filles et de fête et qui rencontrent Steph (Laëtitia Galy) et son amie Clem (Pauline Collet), issues de familles bourgeoises et qui finissent par les inviter à une teuf.
Pour Anthony, c’est un autre monde qui s’ouvre à lui, qui vient d’une famille dont le père Patrick (excellent: Joël Delsaut) est un alcoolo occasionnellement violent (mais il semble qu’à force de picoler, les occasions se multiplient) et dont la mère Hélène (tout aussi excellente: Valérie Bodson) est résignée, lassée par une vie dont elle n’arrive pourtant pas à sortir.
Alors que la fête bat son plein et que les deux ados s’amusent, les choses se corseront pour Anthony, qui a emprunté discrètement, avec l’accord de sa mère, la bécane du paternel, de toute façon trop bourré la majorité du temps pour pouvoir la conduire, quand Hacine (Mehdy Khachachi) et ses potes de la ZUP viennent chercher noise et qu’au petit matin, la moto aura disparu: c’est ainsi que naît entre les deux une rivalité qui s’étendra tout au long de la pièce, permettant à Mathieu de multiplier les affrontements et de semer une graine de tragique qui ne manquera pas de germer, de pousser, de grandir.
Smells Like désindustrialisation
Force est de constater que l’aspect sériel fonctionne bien, qui donne structure, rythme et arc narratif à une pièce et dont les cliffhangers sont intelligemment placés – même si on aurait aimé que la pièce jouât encore plus sur les codes télévisuels, jeu dont on a parfois l’impression qu’il est trop relayé dans les marges, se manifestant surtout dans les génériques de début et de fin, de même qu’on eût aimé qu’on fasse encore meilleur usage de cet écran amovible qui monte et descend le long d’un échafaudage au centre gauche d’une scénographie aussi minimaliste que réussie.
Lors du premier épisode, qui commence autour du lac d’Heillange – que le maire de la ville assimilera à celui d’Annecy, qui compte en faire une attraction touristique si sensationnelle qu’elle fera parler de son patelin a minima dans la France tout entière – et qui se focalisera ensuite sur cette fameuse teuf organisée par des amis de Stéphanie, le rythme est de plus en plus effréné: les jeunes dansent, se cherchent, se tâtent et se trouvent, en amour comme en bagarre, et si c’est chorégraphié avec efficacité, le sentiment de ce lancinant ennui que le roman de Mathieu a rendu palpable et qui est quand même au centre de l’œuvre, en vient à manquer quelque peu.
Lors des deux premiers épisodes, parce qu’il fallait bien faire une sélection de scènes, l’accent est mis sur les scènes collectives, dont il est vrai que l’auteur a le chic de les multiplier (l’excellente scène finale de son récent „Connemara“ est là pour nous le rappeler), qui ponctuent et structurent en effet chacun des épisodes – la teuf des ados dans le premier, le pot d’enterrement du deuxième, les festivités du 14 juillet dans le troisième et la foule en délire à la suite de l’inattendue victoire de la France sur le Brésil lors de la finale de la Coupe du monde en 98 pour le dernier – et, dans son oscillation entre scènes intimes et scènes de rassemblements sociaux, on a parfois l’impression que les scènes d’introspection auraient mérité d’être un tantinet plus développées.
Car en l’état, l’on a parfois du mal – et c’est fort dommage au vu de l’excellence de certains acteurs – à saisir l’évolution des personnages, même si le jeu avec et l’enchevêtrement entre la narration et les dialogues, le telling et le showing, est plus que réussi.
Ainsi, parce que le caractère elliptique du roman est doublé par les ellipses dues à la sélection de scènes faite pour l’adaptation théâtrale, parce que dans cette sélection, le regard est majoritairement braqué sur les jeunes, le monologue final de Patrick, touchant par le texte et le jeu de Delsaut, aurait mérité d’être enrobé d’un peu plus de contexte puisque juste avant, on l’avait vu déambuler comme l’ivrogne qu’il était, gueulant avec désespoir le nom de son fils sans qu’on saisisse toutes les nuances du personnage. Qui plus est, en braquant beaucoup le regard sur les jeunes, le passé sidérurgiste de la région et la désillusion des ouvriers tombent parfois à l’arrière-plan.
Aussi, ce regard braqué sur les jeunes met parfois en évidence qu’il s’agit, précisément, de jeunes acteurs, dont le jeu énergétique, plein de fougue, qui dans la rébellion contre la génération des parents donne lieu à des scènes très drôles, manque parfois de profondeur.
Un fourmillement d’idées
C’est d’autant plus dommage que, si dans ce fourmillement d’idées certes tenues ensemble par certains principes de mise en scène mais où se voit néanmoins toute une variété d’approches différentes, il y a de nombreux moments d’excellent théâtre, avec une véritable jouissance dans le jeu, dans la décharge d’énergie et l’expérimentation des formes, la pièce réussissant à miroiter dans sa mise en scène le contraste entre la fouge des jeunes et le constat que cette fougue, dans cette région morose, ne trouve aucune chance de s’incarner.
Il y a cette chorégraphie du mouvement des corps, implacablement rythmée, il y a ce jeu sur toute la profondeur de la scène, avec cet échafaudage sur lequel les jeunes grimpent et qui semble métaphoriser leurs existences comme en devenir, en construction, et le petit carré du côté droit, sorte d’espace de recueillement, d’introspection, il y a cette reconstitution méticuleuse du monde des années 1990, la bande-son (Sonic Youth!) et l’excellent travail d’Emre Sevindik, qui l’enchâsse dans quelque chose de plus menaçant, de plus inquiétant, il y a cette scénographie multimodale et multifonctionnelle signée Roel Huisman et Bart van Merode, il y a cette superposition des scènes, comme dans le troisième épisode, où Patrick reste sur scène à écluser les canettes de bière alors que l’avenir des jeunes se déroule autour de lui, sans lui, il y a ces excellents moments de rupture avec le quatrième mur, où les acteurs investissent, comme lors de la scène du 14 juillet, la salle, il y a cette inventivité dans la transposition du roman sur la scène (la scène du vol de moto dans le quatrième épisode), il y a ces petites trouvailles (Hacine qui propose à Coralie (Tatia Tsuladze) de faire l’amour en disant: allez il n’y a personne, jetant un coup d’œil malicieux à la salle remplie de spectateurs).
Même pour les quelques idées qui tombent quelque peu à plat, il faut saluer l’effort d’invention. Ainsi, dans le quatrième épisode, le travail documentaire autour de la pièce, qui consistait à aller parler à des sidérurgistes et des jeunes à Hayange, est comme tissé dans la pièce, avec du côté droit de la scène un chœur de sidérurgistes et, du côté gauche, un chœur de jeunes, qui commentent l’action au milieu. Si l’idée de ce métarécit est belle, en pratique, c’est un peu trop statique, trop didactique pour convaincre tout à fait.
Bref, il y a beaucoup de moments excellents, qui auraient mérité d’être un brin plus ciselés, l’un des défauts de cette pièce étant qu’elle est un peu courte pour son ambition – trois heures vingt pour une douzaine de personnages principaux et tant de choses à raconter. Mais, enfin, quand on se plaint que 200 minutes de théâtre, c’est trop court, c’est, en fin de compte, plutôt bon signe.
Info
Les épisodes 3 et 4 sont encore à voir aujourd’hui à 20 heures au Théâtre d’Esch, l’intégrale, déjà complète, est jouée samedi à 17 heures au même endroit. La pièce partira ensuite en tournée au Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine du 7 au 9 décembre.
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