En 2018, Nicolas Mathieu publie un roman-somme qui relate, en quatre étés, la jeunesse dans la Lorraine désindustrialisée des années 1990. Il y évoque le sidérant ennui dans la province, les rêves d’échappatoire des jeunes, mais aussi le grand vide qu’a laissé la fin des activités sidérurgiques dans cette région, le dénuement de sa population, le chômage, l’oisiveté, l’alcool et la violence – avec toujours en arrière-plan le grand-duché, vu à la fois avec envie et jalousie, un horizon pas si lointain, un Eldorado à atteindre, où des gens engoncés dans d’onéreux costards-cravates roulent dans de grosses caisses rutilantes.
C’est ce même grand-duché qui accueillera, la semaine prochaine, l’adaptation théâtrale du goncourisé pavé de Nicolas Mathieu: „J’ai découvert le roman en automne 2018 – au moment où les appels à projet pour Esch22 étaient publiés“, nous confie Carole Lorang. „D’un côté, le sujet me paraissait propice à cette capitale culturelle transfrontalière et, d’un autre côté, je suis depuis longtemps fascinée par l’idée de mettre en scène un feuilleton, une série théâtrale – mais le bon moment ne s’était jamais présenté. Or, avec Esch22, je me suis dit qu’on pouvait oser faire des événements un peu hors normes.“
Comme le roman est divisé en quatre parties qui sont autant d’étés montrant les personnages à différents stades de leurs existences, il était logique de couper la poire en quatre et de proposer quatre épisodes à cinquante minutes chaque fois, répartis ou bien sur deux soirées ou à regarder dans leur intégralité le samedi 22 octobre en une sorte d’hommage au „binge-watching“.
L’envie de faire une mise en scène à trois découle de plusieurs partis pris: d’abord, comme l’explique Carole Lorang, on aurait pu mal prendre le fait de créer une pièce sur les conséquences sociétales de l’extinction des hauts-fourneaux depuis cet Eldorado même qui a échappé aux affres de la désindustrialisation grâce notamment au développement du secteur bancaire: „C’est une des raisons pour lesquelles il m’importait d’avoir Bach-Lan Lê-Bà Thi et Eric Petitjean sur le projet, de façon à avoir trois personnes issues de différents pays et cultures.“
Outre cette précaution géopolitique, la metteuse en scène voulait jouer avec les codes de la série télévisuelle, où il y a toujours plus d’un réalisateur, et tenait à ce que, au-delà d’elle et de Bach-Lan Lê-Bà Thi, les deux directrices artistiques du projet, il y ait une troisième personne pour l’adaptation et la mise en scène. „J’aimais beaucoup l’idée de remettre en question le rôle du metteur en scène, cette instance un peu hégémonique qui flotte au-dessus de tout. Quand on travaille à trois, il faut trouver un langage commun, il faut distinguer entre les moments où l’on insiste sur sa vision des choses et ceux où on accepte de lâcher prise, le tout nécessitant évidemment qu’on définisse une vision artistique commune assez claire.“
Eric Petitjean a une vision similaire des choses: „Dans cette période de ma vie, c’est quelque chose qui m’intéresse de plus en plus, cette idée de partager la création, en sachant que ça n’est pas toujours facile. Mais ces difficultés mêmes sont plutôt bénéfiques pour la création – parce que ça fait bousculer et mettte en question les pratiques de chacun. Je trouve ça riche.“
Du roman au théâtre
Adapter un texte aussi volumineux, qui ne donne pas immédiatement à voir sa théâtralité, était un travail de longue haleine – Bach-Lan Lê-Bà Thi nous dit avoir travaillé dessus depuis 2019 – et nécessitait d’abord le travail commun avec le scénariste Joseph Incardona, travail au cours duquel il fallait retenir des scènes, des moments, des passages et en laisser tomber bien d’autres – une sélection qui, comme nous l’indique Eric Petitjean, s’est faite assez naturellement.
Restait un autre défi: à (re)lire le roman de Mathieu, l’on se rend compte qu’il y a un clivage entre les dialogues, écrits dans un style très naturaliste et oral, et l’instance narrative omnisciente, dont les phrases sont bien plus travaillées, le défi étant dès lors de ne pas trahir le roman en négligeant l’un des deux traits. „On est partis de l’idée que ce sont les personnages qui prennent en charge la narration, comme s’ils montraient les choses ou qu’ils racontaient avec une certaine distance ce qui leur arrive ou ce qui leur est arrivé, ce qui crée une forme assez ludique, drôle, qui permet d’éviter l’écueil du côté narratif“, explique Eric Petitjean.
„Ces passages narratifs, qui peuvent prendre la forme de monologues, de dialogues ou de monologues croisés, confèrent une dimension supplémentaire aux personnages: pour le personnage de Patrick, on ne se contente pas de montrer un alcoolique en situation de jeu, mais ce personnage va de surcroît devoir se confronter à lui-même lors de ces passages plus introspectifs“, renchérit Carole Lorang.
„J’ai des pages entières de questionnement sur la fonction narrative. On s’est posé la question pour chaque épisode, pour chaque moment – comment faire pour que l’instance narrative fasse partie de l’histoire, de l’action?“, explique Bach-Lan Lê-Bà Thi.
„Ça ne s’est pas fait d’un trait. On est partis du livre, on a choisi les moments qui nous paraissaient cruciaux afin que cela continue à ressembler à un fil narratif, pour qu’il y ait des arcs, du suspense. Avec Joseph, on voulait aller vers un format où on utilise les codes de l’écran, de la télé. Comme il est scénariste, il est très fort sur ça. Nous, avec ce point de vue scénaristique, on a dû aller un peu plus loin, parce que le travail et le traitement scéniques sont différents, qu’on ne peut pas étirer le temps de la même façon, qu’une série ou un film peuvent par exemple recourir plus facilement à une voix off pour suppléer à la fonction narrative. Dans notre dispositif, l’écran prend en charge une forme narrative douce. La dominante, c’est ce qui se passe sur le plateau. On a repris beaucoup de dialogues tels qu’ils figurent dans le roman, mais il y a aussi des dialogues qu’on a retravaillés à partir de la narration du roman.“
La jeunesse, l’ennui et le désœuvrement
Dans „Frontalier“, Jean Portante évoque la situation absurde où, à un moment, les hauts-fourneaux avaient cessé de fumer d’un côté de la frontière franco-luxembourgeoise alors que de l’autre, ils restaient (encore) actifs, montrant qu’en dépit de l’abolition des frontières, celles-ci continuaient, invisibles, à tracer leurs lignes, à séparer, à hiérarchiser encore et encore les gens.
„Leurs enfants après eux“ évoque aussi, de façon indirecte, le quotidien des frontaliers et les tensions entre l’Eldorado luxembourgeois et la réalité quotidienne en Lorraine: „Dans le roman comme dans la pièce, les gens ont tous envie de partir, de s’extraire de leurs conditions ou de partir de l’endroit où ils vivent“, confirme Bach-Lan Lê-Bà Thi. Afin de ne pas rendre un tel exode trop unilatéral, l’équipe a créé le personnage d’une Luxembourgeoise partie s’installer en Lorraine – parce qu’elle est tombée amoureuse.
Eric Petitjean insiste, lui, sur le caractère universel du texte: „S’il est vrai que le roman se passe ici, à la frontière, et que certains échos se font plus simplement, j’y vois aussi quelque chose de plus universel, puisque ‘Leurs enfants après eux’ creuse la question de savoir sous quelles conditions des jeunes qui sont issus de familles de certaines classes sociales peuvent s’en sortir. La pièce montre comment ces jeunes veulent s’en sortir et comment il y a quelque chose de la mémoire de leur histoire qui les rattrape, qui les retient, avec le sentiment que cette mémoire qui paraît si importante pour certains dans le milieu industriel, il faut qu’à un moment, les jeunes se la recoltinent avant de pouvoir l’abandonner et de passer à autre chose. Qu’est-ce qui fait que ces jeunes souvent reproduisent le même schéma que les parents et qu’ils aient du mal à s’en sortir? Qu’est-ce qui fait que certains parmi ceux qui s’en sortent finissent par revenir et contribuent ainsi à ce que tout le cycle recommence? En posant de telles questions, Mathieu rejoint aussi un peu la tragédie antique.“
C’est à cause du caractère universel de la pièce que, dans la scénographie, la couleur locale a été enlevée – „même si on a quand même gardé l’esprit des années 1990, surtout dans le traitement musical“, renchérit Carole Lorang.
Enfin, dans la pièce, le texte de Mathieu entrera en résonance avec des témoignages de sidérurgistes et de jeunes lycéens, toujours avec l’idée de travailler, comme le formule Carole Lorang, avec une certaine humilité, d’aller sur place et de faire de la recherche, de parler aux gens et d’intégrer cela dans la pièce.
„On voulait avoir des infos de visu, pour se documenter soi d’abord, pour savoir de quoi on parle, afin de ne pas faire un spectacle sur une société et un monde qu’on ne connaît pas“, explique Bach-Lan Lê-Bà Thi. „Je ne dis pas qu’à présent que je le connais, ce monde, mais j’ai fait de belles rencontres. On a rencontré des classes aussi, parce qu’on voulait une parole des jeunes de maintenant là où, chez Mathieu, c’est la parole des jeunes des années 1990. C’est là que j’ai constaté à quel point ce roman est bien écrit, puisque les jeunes disaient souvent exactement la même chose que les personnages de Mathieu, au point où cela a abouti à des échos assez incroyables, une jeune lycéenne nous disant notamment qu’elle se verrait bien aller vivre au Canada – exactement comme le personnage de Stéphanie dans le roman. Je pense que cela est dû au fait que l’ennui, c’est universel.“ Sachant que la littérature a pondu de très belles pages sur l’ennui, l’on ne peut qu’être curieux de voir ce que ça va donner, lors des deux prochaines semaines au théâtre d’Esch.
Info
Première partie (épisodes 1 et 2): le 12, 13 et 14 octobre à 20.00 heures
Deuxième partie (épisodes 3 et 4): le 18, 19 et 20 octobre à 20.00 heures
L’intégrale: le 22 octobre à 17.00 heures
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