Tout commence avec un entretien d’embauche qui se déroule dans les règles de l’art néolibéral, avec un directeur qui pose des questions incisives, impersonnelles, indifférentes et la narratrice qui, stratégiquement, déploie ses atouts – un permis B, une disponibilité de tout temps, un appartement proche du lieu de travail – comme lors d’une partie d’échecs, tout ça pour avoir le droit de travailler pour une chaîne de fast-food dans des conditions disgracieuses. D’entrée de jeu, le ton est donné: „Il ne suffit pas d’être véhiculée, d’habiter à cinq minutes et de quitter le poste plus tard que les autres candidats. Il faut aussi avoir envie qu’ils ratent leur entretien, souhaiter prendre leur place.“
Recourant à un montage alterné, la narratrice interrompt régulièrement cet entretien par un souvenir d’enfance qui évoque la magie des premières visites à cette même chaîne qui est sur le point de l’embaucher: au retour de vacances et sur l’insistance des petits, les parents se résignent et acceptent de faire une pause repas dans un fast-food.
Et la narratrice d’évoquer sa joie, la ruée, avec son frère Nico, vers les néons, le vertige de couleurs et d’odeurs, la certitude qu’il n’y a plus qu’une „dernière étape qui nous sépare de la béatitude“, les yeux et les cheveux qui brillent sous des lampes suspendues créant „des auréoles“, mais aussi la peur que les parents changent d’avis, le débordement du père face aux mille stimuli de l’endroit, débordement caractéristique de cet homme qui travaille à l’usine et qui n’a jamais appris comment vivre au-delà de son emploi éreintant, sa peur aussi, au moment de payer, que l’endroit n’accepte pas les chèques-vacances et de voir „les enfants en pleurs, sa femme qui lui dit t’es con Jérôme, t’aurais pu demander plus tôt franchement“.
Et la jeune narratrice qui se concentre sur le jouet inclus dans son menu enfant, „parce que je ne veux pas qu’il redise le mot, économise“ – car déjà à cet âge, elle saisit sans tout à fait comprendre les implications d’une telle assertion, elle saisit confusément que ce mot la distingue des autres camarades de classe ou amis de vacances, mieux vêtus, à qui on interdit le trop de fast-food non parce que „c’est pas donné“ mais parce que c’est pas bon pour la santé.
Pour ce premier roman de la première autrice signée chez Minuit depuis le rachat de la maison par Gallimard, le départ d’Irène Lindon et sa succession assurée par son nouveau directeur Thomas Simonnet –, Claire Baglin raconte avec une méticulosité laconique un job d’été au fast-food, où sa narratrice occupera, sous l’œil tantôt malveillant, tantôt circonspect, tantôt jaloux des directeurs, manageurs, formateurs et collègues, appelés équipiers, tour à tour les postes en salle, au drive et „dans l’huile“, décrivant sans concession les exigences de productivité („une salade en 160 secondes“), les clients impatients et souvent hostiles, unetelle qui passe des commandes impossibles, untel qui paie avec quantité de centimes en s’excusant, disant avoir vidé la tirelire des enfants, les collègues mesquins, jaloux, qui tous essaient d’éviter de devoir travailler en salle, où l’on est le plus rendu à l’ineptie, à la redondance, à l’absence de perspectives, bref à la merditude de son travail.
Elle dit sans concession le manque de solidarité entre les équipiers là où, à une époque où la classe ouvrière existait encore, l’on se serrait le coude et rebellait contre les conditions de travail, décrit la laideur d’un monde bruyant et surpeuplé pendant les rushes où les gens s’accordent pour venir se goinfrer, ce monde où, une fois passée l’enfance, rien ne brille plus, sauf la graisse sur les frites qu’on plonge à un rythme effréné dans l’huile bouillante.
Entre ce quotidien infernal surgissent les scènes d’enfance et, surtout, le portrait d’un père. Ce père qui dit à sa fille que „dans le travail, il ne faut pas se laisser bouffer, il faut s’imposer“, alors que tout ce qu’il fait, c’est se faire bouffer par l’usine, ce père qui baisse le regard quand il n’arrive pas à trouver une boucle d’oreille que sa fille a perdue pendant qu’elle faisait de l’accrobranche, ce père qui essaie de lui faire découvrir un milieu différent, artistique et qui à la médiathèque municipale fait tache quand il essaie de s’extasier pour un monde qui le rejette, ce père qui, fier comme tout, récupère des meubles, des tablettes, des consoles à la déchetterie de l’usine et qui les répare tant bien que mal – il y a cette scène, triste à pleurer, où la narratrice tape une première fiction sur un ordinateur qui clamsera, évidemment, et que le père s’évertuera à réparer sans réussir à récupérer le fichier perdu –, Claire Baglin en esquisse le portrait dans des scènes simples et poignantes, qui racontent avec une énorme pudeur et sans incrimination aucune – on est loin de la révolte d’un Édouard Louis, à qui on pense en lisant le roman – la pauvreté.
Une salade en 160 secondes
La construction en récits alternés permet à Baglin de créer sans cesse des échos entre l’enchantement précaire d’une enfance toujours sur le point d’être minée par les signifiants du précariat – le bordel „héréditaire“ à la maison contre lequel elle lutte en rassemblant ses affaires, les horaires de travail irréguliers du père, les disputes parentales dans une maison aux cloisons minces, quasiment inexistantes, les parents qui la grondent quand ils apprennent que des camarades de classe sont passés parce qu’ils ont honte, cette honte qui ne part pas comme ne partent pas les taches sur les mains au moment où le père s’apprête à partir pour une remise de médaille et qu’il se les lave frénétiquement, ses mains – et le quotidien au fast-food.
Ainsi, à un moment, la narratrice se décrit enfant, collant son visage à la fenêtre de la voiture familiale puis, adulte, au drive, elle ferme la boucle quand elle dit ne distinguer „que la chevelure d’une enfant appuyée contre la vitre“. Ailleurs, elle joue avec son frère à la vendeuse et au client, une transaction commerciale imaginaire qui montre que, de la mignonne absurdité des jeux de make-believe à celle des échanges bien réels, il n’y a ni différence ni évolution: l’univers du fast-food est à la fois infantile et cruel parce que le néolibéralisme a compris qu’il est avantageux d’adopter un visage ludique pour mieux nous leurrer dans un monde du travail de plus en plus impitoyable – Alessandro Baricco n’écrit pas autre chose dans „The Game“.
Claire Baglin reste avare en détails biographiques sur sa narratrice – entre la construction méticuleuse de son récit se situe un gouffre d’ellipses. Il n’y a guère de détails géographiques, on en apprend peu sur les fréquentations au-delà du noyau familial, les scènes et souvenirs évoqués faisant plutôt penser à un album de famille incomplet feuilleté par la narratrice, qui se serait chargée de les animer ensuite, ces images, de leur insuffler de la vie.
Pareillement, il n’y a pas de hors-cadre, de hors-champ au fast-food – ça n’est que vers la fin que la narratrice sortira de l’enfer de la frite pour rentrer on ne sait bien où, Baglin renforçant ainsi le sentiment de claustrophobie, l’absence d’échappatoire là où on reste curieux d’en savoir un peu plus, de ce hors-champ.
Si elle n’en parle pas, c’est peut-être qu’il lui tient plus à cœur de faire un portrait de son enfance dont elle complète le vide, le peu qu’elle savait alors sur le travail exténuant de son père avec son expérience propre, mettant ses pas dans ceux du père, lui rendant hommage en se plongeant à son tour dans la redondance abêtissante de ce travail mécanique, qui robotise les êtres là où son père, précisément, était en charge de réparer … des robots.
De cette économie, le roman puise à la fois sa force et sa densité – en témoigne une scène où, après avoir été confrontée au vocabulaire propre au fast-food, elle se rend compte qu’à force de travailler comme une machine, elle n’arrive plus à parler, à s’exprimer. Cette économie des moyens est d’autant plus courageuse qu’elle risque, comme bien des contraintes romanesques, de s’épuiser, ce qu’on observe dans les quelques moments de relâchement, vers la fin, où l’écriture rencontre parfois des problèmes de rythme.
Au final, c’est dans son évocation lucide d’une novlangue balbutiée, faite de borborygmes, de raccourcis linguistiques parce qu’il faut faire vite, d’une langue réduite à son plus simple utilitarisme, à sa plus simple expression, une langue-outil qui ne veut rien dire, qui n’est plus que moyen de productivité, une langue au final aux antipodes, à l’opposé exact du langage littéraire de Baglin, que se condense toute la force de ce récit à la fois révolté et touchant.
Info
„En salle“, de Claire Baglin, 160 pages, 16 euros
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