Tout commence avec un terrain de foot. Car la jeunesse du titre du film de Fabio Bottani, ça ne sont pas que ces générations successives d’immigrés italiens qui chacune doit affronter des défis propres à leur époque, c’est aussi la légendaire équipe éponyme eschoise, sur laquelle le film s’ouvre, le réalisateur d’origine italienne y ayant vu un bel exemple de vivre-ensemble italo-luxembourgeois qui lui permet d’aborder conjointement l’un des sujets principaux du film. Bottani insiste sur le fait que les choses n’étaient pas toujours aussi harmonieuses: „En évoquant cette équipe, je cherche à montrer un peu comment les gens, au départ, se méfient de toute situation inédite, qu’ils finiront, à long terme, par accepter. Ça s’est passé un peu pareil en ce qui concerne le sort des immigrés italiens – c’est à force d’avoir été là qu’on a fini par faire un peu partie de la famille. Il y a là une dimension quelque peu schizophrène, chez les Luxembourgeois. Si je voulais le formuler de façon un peu ironique, je dirais qu’on nous a d’abord rejetés – jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’on savait jouer au foot.“
Au cours de ces premières images, Fabio Bottani montre une équipe constituée de mineurs luxembourgeois et italiens – selon le réalisateur, le fait de partager un quotidien dur, fait de défis et d’un travail éreintant, aurait rapproché les Luxembourgeois méfiants des Italiens. Pour lui, les vrais xénophobes se situaient à une échelle sociale plus élevé, où on voyait le migrant comme une force de travail nécessaire sans qu’on l’accepte au-delà de son statut de travailleur. „De nos jours, je pense qu’il n’y a plus que deux classes: il y a ceux qui travaillent pour vivre et ceux qui vivent de ceux qui travaillent pour eux“, ajoute le réalisateur sur un ton laconique.
Si Bottani estime qu’en matière de xénophobie et d’intégration, les choses se sont améliorées, il est pourtant conscient que le racisme reste malheureusement d’actualité au Luxembourg, comme le prouve par ailleurs un certain opuscule publié par Fred Keup et Tom Weidig: „Aujourd’hui, le racisme a pris une forme un peu différente. Il ne touche plus vraiment au fait que tu sois Italien ou Portugais, car tout le Luxembourg est tant constitué d’étrangers qu’il n’est plus tout à fait important d’où on vient, mais il concerne aujourd’hui la langue nationale – les gens sont séparés entre ceux qui la maîtrisent et ceux qui ne la maîtrisent pas. Si tu ne parles pas la langue, c’est déjà un obstacle. On vit dans un pays avec trois langues officielles, mais si tu ne parles pas le luxembourgeois, tu seras quelque peu exclu socialement. De nos jours, on ne te dit plus que tu es un bâtard d’Italien. Et pourtant, la xénophobie est toujours là – elle l’est de façon plus subliminale, implicite, insidieuse. Voilà pourquoi je tenais à ce qu’il y ait un personnage d’enseignant qui aiderait les étrangers à l’apprendre, la langue nationale.“
Contraintes et libertés d’un style hybride
À l’origine du projet, deux jeunes gens qui se rencontrent à la Kulturfabrik, en 2018, alors que personne ne pense encore à une pandémie ou à une guerre en Europe: Fabio Bottani rencontre Marcello Merletto, qui deviendra le directeur de la photographie du film. „Lui voulait faire plus de projets au Luxembourg et moi, je venais de terminer mes études et voulais commencer à tourner des films au Luxembourg. Déjà à l’époque, on évoquait Esch22 et l’on se posait la question de savoir si on pouvait écrire quelque chose qui nous permettrait d’obtenir des subventions.“ Les deux commencent par réaliser un court métrage montrant un vieux sidérurgiste et sa fille, en visite depuis l’Italie. Le vieil homme lui montre les hauts-fourneaux et raconte comment les premiers Italiens venus du Luxembourg étaient maltraités.
Après cette première expérience, les deux sont d’accord qu’il y a là une histoire à raconter qui dépasse largement le cadre du court-métrage. Assez vite, se pose la question de la façon dont ils vont la raconter, cette histoire. C’est là que leur vient en aide un livre, „Tanti Italiani fa … in Lussemburgo“ de Remo Ceccarelli, qui compile une centaine d’articles sur l’immigration italienne comme autant d’histoires de vies, de destins.
„En le lisant, j’ai d’abord réalisé à quel point j’avais des lacunes dans mes connaissances de l’histoire d’Esch, du Minett, de l’immigration italienne, puis, à quel point il était difficile de trouver un seul personnage et un récit qui engloberait tout ce qui s’est passé, ce livre recouvrant plus de cent ans d’histoire d’immigration italienne. On avait envie de les raconter toutes, ces histoires, mais on n’avait pas assez de temps et d’argent. On a alors eu l’idée, Marcello et moi, parce que j’aime bien l’idée de suivre les traces de nos ancêtres, d’imaginer une seule famille à travers les générations et les années. On a donc compilé les destinées en les enchâssant dans l’histoire d’une famille et en y intégrant des vidéos d’archives en provenance du CNA et des photos d’archive du CDMH (Centre de documentation sur les migrations humaines, ndlr.) afin de donner plus de contexte historique. C’est ainsi qu’est né le style hybride du film.“
Ce style découle aussi, comme le précise Bottani, d’une volonté de réduire les coûts – avec un budget de 130.000 euros, qui normalement suffirait à peine pour produire un court métrage, ce qui fait que les producteurs sont aujourd’hui encore à la recherche de sponsors et de subventions pour assurer la distribution du film et qui n’a suffi que grâce au réseau de contacts qu’assurait la collaboration avec PassaParola, des contraintes économiques venaient entraver la réalisation.
Ce sont ces contraintes qui aboutiront en fin de compte à une spécificité stylistique du film, qui brise souvent le quatrième mur quand les acteurs, imitant une situation bien connue des films documentaires, s’adressent directement à la caméra: ce jeu formel permet de donner le plus d’informations en un temps assez réduit – et floute volontiers les frontières entre fiction et documentation.
„Une deuxième raison pour laquelle j’ai choisi ce style, c’est qu’il me donnait beaucoup de flexibilité dans le montage. Je pouvais utiliser les interviews narratives comme des ‚voice-over’, afin d’amener le spectateur d’une scène à l’autre. En réalité, c’est quelque chose à quoi on n’a pensé qu’assez tard. Je pense que cela découle du fait qu’en fin de compte, chaque projet audiovisuel s’écrit trois fois. D’abord, on écrit le scénario, qui permet de planifier tout le reste. Ensuite, au moment de tourner le film, on effectue des changements – c’est une première réécriture – et, quand on en arrive au montage, on le réécrit encore une fois.“
Racisme et résistance
Outre ce floutage des frontières entre documentaire et fiction, le spectateur pourra être surpris de découvrir un film à la chronologie éclatée, non linéaire: après le récit-cadre assuré par l’équipe de la Jeunesse, la narration commence en 1908, avec un récit qu’on pense d’abord être chronologique, supposition que la suite va infirmer, la caméra de Bottani retournant souvent en arrière, brouillant un peu les pistes sur l’arbre généalogique que le spectateur devra retracer ou corriger mentalement tout au long de la projection du film.
„Je suis un grand fan de chronologie brisée: mes deux premiers courts métrages jouaient déjà sur ça. Au fur et à mesure que je fais des films, je me rends compte que c’est quelque chose que j’aime vraiment faire. D’un côté, cela permet de retenir bien plus longtemps certaines informations, de façon à assurer un certain suspense et de réveiller l’intérêt du spectateur. Et d’un autre côté, je pense que si j’avais montré ces histoires de façon linéaire, on aurait bien plus vu l’aspect ‚low budget’ de chaque scène. Je pense qu’on ne s’attend pas, au début, à ce que le film retourne aux personnages du début – on croit plutôt que ce chapitre est clos, et d’un coup, on est surpris d’en apprendre plus sur eux.
Il faut dire que le film, au départ, était conçu comme une série web avec différents chapitres, chaque épisode étant censé représenter un personnage précis, et que ce n’est qu’au moment du montage, au bout de deux ans, qu’on a réalisé que le tout allait mieux fonctionner comme une œuvre filmique compacte. Dans les épisodes web, on racontait les destins de façon linéaire – mais il y avait déjà la tendance à retourner en arrière et il y avait toujours cette envie, au sein d’un épisode, de comparer le présent et le passé pour montrer que les valeurs avaient changé. Je pense que cela a déteint sur le film.“
Outre le racisme, une partie importante du film est consacrée à l’Occupation – et révèle qu’une bonne partie de la résistance, au Luxembourg, était le fruit de l’engagement d’immigrants italiens communistes: „La plupart des Italiens qui sont venus au Luxembourg étaient des communistes. Le problème, c’est que beaucoup de Luxembourgeois préféraient encore les fascistes aux communistes. Les Italiens étaient donc doublement rejetés – parce qu’ils étaient Italiens, d’abord, et parce que de surcroît, ils osaient être communistes. C’est exactement ce que signale un de mes personnages quand il dit: ‚Déjà qu’on ne nous aimait pas parce qu’on était Italiens, imagine-toi s’ils avaient su qu’en plus, on était communistes’.
Dans le film, il y a cette image d’une boutique luxembourgeoise où il y a plein de portraits de Mussolini et qui montre de façon assez succincte que les Luxembourgeois étaient plutôt ouverts d’esprit envers le fascisme – même si je ne veux évidemment pas dire que c’était le cas pour tous les Luxembourgeois. J’en suis venu à me demander quelle aurait été l’Histoire du Luxembourg s’il n’y avait pas eu cette résistance communiste en majorité italienne. En tout cas, si je compare la vie des immigrés de cette époque-là à la nôtre, je me dis que tout ne va pas si mal aujourd’hui.“
Et c’est là tout le mérite de ce moyen métrage: de faire ressortir, de ce va-et-vient entre les époques, un portrait fragmenté, condensé, des craintes, défis, mais aussi des bonheurs d’une centaine d’années d’immigration.
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