C’est l’histoire de Jules Mauguin, un acteur archiconnu, égocentrique, caractériel, un peu las de la vie, qui se nourrit de vodka, de misanthropie, d’un reste d’amour et de tendresse, et qui s’est laissé aller au point d’être devenu une version difforme, monstrueuse de lui-même – bref, c’est un peu l’histoire de Gérard Depardieu jouée par Gérard Depardieu que l’on voit, dans „Les volets verts“ de Jean Becker, un long-métrage qui raconte, un peu comme „Leaving Las Vegas“ de Mike Figgis, les derniers jours d’un homme qui, par dépit, flemme existentielle, parce qu’il ne croit plus en grand-chose, se tue en buvant comme un trou jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Librement inspiré par un roman de Simenon, plus largement inspiré par le personnage de Depardieu, l’on y suit donc les péripéties autodestructrices d’un acteur qui, dès la deuxième scène, jette aux oubliettes les avertissements de son cardiologue qui vient de lui annoncer que ça ne va pas bien fort. Plutôt que d’écouter le toubib, Jules fonce au théâtre, apprend que sa partenaire d’antan (Fanny Ardant) a trouvé un nouveau flirt, un con imbuvable et influent, suite à quoi il passera ses journées à s’enivrer, sur scène, dans sa loge, chez soi ou au Bœuf sur le toit, seul ou, mieux, avec son meilleur ami Francis (Benoît Poelvoorde), un acteur de seconde zone qui, comme tout le monde, admire le titubant Mauguin.
Un jour où il oublie une réplique, la charmante Alice (Stéfi Celma), jeune souffleuse qui a quitté les Antilles pour la France, lui vient en aide – commence une amitié étrange entre le vieil homme, la jeune femme et sa petite fille, qui amènera Mauguin à repuiser espoir dans une vie qu’il avait déjà laissée loin derrière lui.
Le problème, c’est que le film ne remet jamais en cause les rouages de la célébrité, qui ont dû contribuer à ce que ce personnage, autocentré et donc autodestructeur, ne se remet jamais en question, s’enfonçant dans les spirales de l’auto-sabotage nombriliste: plutôt que d’adopter une approche critique, le film suit, béat d’admiration, les pantalonnades de Depardieu, qui certes convainc avec des répliques cinglantes, mais qui ne semble pas réaliser que le monde extérieur et les autres gens existent.
Ce solipsisme-là, le film l’embrasse pleinement: les personnages secondaires sont aussi épais qu’une feuille de papier à cigarettes, et lors d’une scène particulièrement pénible, une brasserie entière s’extasie parce que l’acteur parvient à apprendre par cœur puis à réciter le menu de la carte (alors que c’est le restau où il dîne tous les soirs). En général, les gens tombent en pâmoison dès qu’ils le croisent quelque part ou le voient sur scène où, immobile, le visage aussi expressif que Keanu Reeves, il serait presque indiscernable d’un tonneau de vin. Si c’est censé être ironique ou critique, le film ne parvient pas vraiment à le montrer.
Enfin, pour tous ceux qui étaient d’avis que le cinéma proposait trop de femmes fortes ces derniers temps, ils peuvent se rassurer en regardant „Les volets verts“: Alice, qui aurait pu être le personnage secondaire le plus intéressant, est une femme totalement soumise, qui ne remet rien en question, suit un Mauguin complètement torché alors que celui-ci vient la chercher à Amiens, où elle loge chez une mère qui visiblement n’a rien à dire sur le fait que sa fille suive un obèse complètement ivre, et vivra ensuite, comme une femme entretenue, dans sa villa à Antibes.
Un espoir au loin
Loin d’un tel nombrilisme encensé sans la moindre distance critique, l’on retrouve le très touchant film nigérian „Eyimofe“ („This Is My Desire“), le début filmique des frères Arie et Chuko Esiri, où deux destins parallèles, qui se croisent à un moment donné sans pourtant s’entrelacer, rêvent d’échappatoire tout en s’enfonçant de plus en plus dans la pauvreté jusqu’à être tous deux confrontés à des concessions douloureuses.
La première intrigue n’est pas sans rappeler „Harka“, la coproduction cannoise de Tarantula de cette année – un homme, Mofe (magistralement incarné par Jude Akuwudike), cherche à tout prix à quitter son pays natal. Son pays de rêve? L’Espagne. Alors que sa quête d’exil est sur le point d’aboutir, un drame familial fait tout écrouler.
Si chez Lotfy Nathan, c’était la mort du père qui incitait le jeune Ali à s’occuper de sa famille, Mofe se retrouve face à une triple mort familiale et devra affronter l’inertie bureaucratique de son pays et la mesquinerie de ses proches afin de pouvoir organiser des funérailles dignes de ce nom. Dès le début, l’on voit Mofe devant un entrelacs antédiluvien de câbles et de boîtiers déglingués qui, alors que la radio incite le peuple à participer à la démocratisation du pays, symbolise l’état sclérosé du pays.
La caméra le suit en focalisation externe, dans un style sobre et documentaire qui le voit se confronter à son père avare et hautain, l’absurdité bureaucratique de son pays ou encore une patronne qui refuse d’investir dans de nouveaux boîtiers qui garantiraient plus de sécurité à ses employés.
Alors que Mofe avance dans la résignation jusqu’à atteindre un point de désespoir et de non-retour, un fade-out nous le fait quitter pour nous plonger dans le quotidien de Rosa (Temiloluwa Ami-Williams), qui enchaîne deux jobs dans un salon de coiffure et dans un bar, où elle se fait draguer lourdement par un Américain d’origine libanaise.
Fascinée par le train de vie de celui-ci, on ne peut plus éloigné du petit logis où elle vit avec sa sœur cadette, enceinte et à la santé frêle, elle commence à le fréquenter jusqu’à ce que les amis à la fois misogynes et racistes préviennent son amant qu’elle n’est là que pour son fric sur un ton condescendant. Et quand Rosa lui demandera effectivement de l’argent – parce qu’avec sa sœur, malgré ses deux tafs, elles ne s’en sortent pas, parce que Grace a besoin de médicaments, parce que son proprio est un vieux graveleux qui cherche à lui extorquer des faveurs sexuelles en lui promettant des remises sur le loyer, parce que leur rêve de gagner l’Italie dépend d’une femme cruelle, qui exige le bébé de Grace en échange des passeports et du visa – il se détournera d’elle, qui confond empathie et libido.
Si la structuration narrative comporte une bizarrerie – le film propose un épilogue pour Mofe, mais ne revient pas à la situation de Grace et Rosa – les deux récits convainquent par le jeu impeccable et touchant des acteurs, un portrait sans concession du quotidien à Lagos, de ses strates hiérarchiques, de l’exploitation des pauvres par les riches, avec toujours en arrière-fond ce lointain Eldorado que constitue pour eux l’Europe qui, comme dans le mythe de Tantale, est à la fois trop saisissable et inatteignable.
Allégorie politique
Enfin, „La dérive des continents (au sud)“ est le troisième volet d’une tétralogie du réalisateur suisse Lionel Baier et semble s’efforcer à montrer que cette utopie européenne dont rêvaient les personnages dans „Eyimofe“ n’est souvent qu’un mirage, puisque le film commence avec un naufrage de réfugiés qui cherchaient à rejoindre la Sicile – nouvelle que la télé italienne fait accompagner par une publicité pour un stand de glaces.
Offusquée par tant de mépris envers les réfugiés, Nathalie Adler (Isabelle Carré), en mission pour l’Union européenne, ne sera pas au bout de ses surprises, puisqu’elle s’apprête à rencontrer un représentant du gouvernement français (Tom Villa) qui doit orchestrer une visite d’Emmanuel Macron dans le camp de réfugiés. Vite rejoint par son homologue allemand Ute (la toujours excellente Ursina Lardi, qu’on connaît plutôt du théâtre et qu’on avait pu voir dans „Infinite Jest“ de Thorsten Lensing au Grand Théâtre), le bonhomme considère le camp trop salubre, trouve que le réfugié qu’on a choisi pour la mise en scène présidentielle parle trop bien le français et exige qu’on refourgue les migrants dans un espace plus précaire pour plus d’effet.
Dans tout cet imbroglio, qui montre l’hypocrisie des gouvernements, surgit Albert (Théodore Pellerin), le fils abandonné de Nathalie, qui travaille pour une ONG, est offusqué par la marche du monde en général, la politique migratoire de l’UE en particulier – en plus de tout cela, il en veut plus précisément à sa mère de l’avoir abandonné après que celle-ci eut réalisé qu’elle était lesbienne (un point du scénario qui reste quelque peu obscur).
Critique de la politique migratoire de l’UE, satire du cirque politico-médiatique qui exploite la situation des migrants jusque dans leur mort tragique, drame familial qui combine des retrouvailles un peu mélo entre une mère absente et un fils rebelle en mâtinant le tout de questionnements sur l’identité juive, le film, après une première partie satirique, donne parfois un peu trop l’impression d’un fourre-tout – parce que le drame familial est un peu trop mélo et qu’il vient interrompre la trame principale, bien plus prometteuse, comme si le film, parti pour être une charge assez violente contre l’UE, cherchait, dans le personnage de Nathalie Adler, un compromis un peu lâche.
En témoignent deux scènes finales assez kitsch quoique visuellement réussies, où l’on voit Isabelle Carré plonger dans la mer pour y mettre un bouquet de fleurs que des villageois endeuillés ont apporté à la mémoire des quelque soixante refugiés noyés, puis piller avec son fils un entrepôt où figurent des fiches avec les empreintes digitales de tous les migrants venus en Europe en les offrant, grâce à des courants d’air, au vent et à la mer. Si ces deux scènes sont censées incarner, en la personne de Nathalie Adler, la rédemption de l’UE, elles montrent aussi une tendance à la dramatisation, là où „Eyimofe“, cet autre film sur la migration de la semaine, convainc précisément par son style sobre, documentaire, sans emphase ni pathos.
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