De Vincent Artuso
Juif pratiquant et patriote luxembourgeois, Albert Nussbaum a sauvé des centaines de vies pendant la guerre. Ses talents d’organisateur lui ont permis de mettre sur pied un réseau aussi complexe qu’ambivalent.
Il y a près de trois ans, alors qu’était débattue la nécessité ou non pour l’Etat luxembourgeois de présenter des excuses officielles à la communauté juive en raison de l’attitude de certaines administrations, certains fonctionnaires durant l’occupation, j’ai plusieurs fois entendu des phrases comme: «Pourquoi est-ce que les Luxembourgeois devraient demander pardon aux Juifs?» Cette question, dans toute la simplicité de sa formulation, en dit long sur bien des évidences luxembourgeoises.
Il n’est pas inutile de souligner qu’à l’époque il n’était pas question de mettre en lumière une quelconque responsabilité collective mais de s’interroger sur la responsabilité de l’Etat. Le problème est qu’au Luxembourg il y a une confusion entre ce dernier et la Nation. Tout comme il n’existe pas de séparation entre les Eglises et l’Etat, il n’en existe pas entre celui-ci et l’historiographie nationale. Des générations de Luxembourgeois ont ainsi été élevés dans l’idée que l’Etat avait précédé la Nation, que cette dernière avait en définitive était forgée par son Etat.
Pourtant s’il existe bien une période qui montre que la société luxembourgeoise peut exister malgré la défaillance de son personnel politique et administratif, c’est précisément la Deuxième Guerre mondiale. La résistance est née sur les ruines d’institutions qui avaient failli. Une question comme «Pourquoi est-ce que les Luxembourgeois devraient demander pardon aux Juifs?» implique qu’on ne peut être que l’un ou l’autre. Qu’on ne peut pas être à la fois Luxembourgeois et Juif et vice-versa. Cela signifie aussi que si les Juifs sont sans conteste des victimes, les Luxembourgeois seraient automatiquement des bourreaux ou du moins les spectateurs passifs d’une tragédie frappant quelqu’un d’autre. C’est l’implication la plus pernicieuse, la plus injuste, la plus fausse d’une question partant d’une vision étroite, tribale de la nation.
Le destin d’Albert Nussbaum démontre à quel point des oppositions radicales comme celles entre Luxembourgeois et Juifs, victimes et héros, résistants et collaborateurs peuvent être artificielles et simplificatrices. Nussbaum a vu le jour en 1899 à Monneren, aujourd’hui en France, à l’époque en Allemagne, mais a grandi au Luxembourg où sa famille s’était installée peu après sa naissance. En 1935 il a obtenu la nationalité luxembourgeoise par naturalisation. Il l’a gardée jusqu’à sa mort alors même qu’après la guerre il s’était installé à New York.
Dès son adolescence il s’est engagé dans les institutions de la communauté juive, si bien que dans les années 1930, il était devenu une personnalité incontournable au sein du Consistoire israélite comme de l’Esra, l’organisation caritative juive luxembourgeoise. Cette dernière avait à l’époque la très lourde responsabilité de prêter assistance aux milliers de Juifs qui fuyaient l’Allemagne nazie et trouvèrent au Luxembourg un refuge transitoire.
Plus concrètement, l’Esra faisait office d’intermédiaire entre les autorités luxembourgeoises et réfugiés, assistait ces derniers dans leurs démarches en vue de trouver un pays d’accueil définitif, assurait le gîte et le couvert aux démunis d’entre eux. Ses activités n’étaient pas financées par le gouvernement mais par des fonds levés au sein de la communauté juive puis, de manière croissante, par des subsides accordés par des organisations juives internationales et en tout premier lieu par le «Joint» – l’American Jewish Joint Distribution Committee. En tant que trésorier de l’Esra, Nussbaum était l’interlocuteur direct de cette très importante organisation. Cette relation privilégiée lui a permis de sauver des centaines de vie pendant la guerre.
Au lendemain de l’invasion allemande, Albert Nussbaum est nommé président du Consistoire. La communauté juive était, comme le reste de la société profondément bouleversée et complètement désorganisée. 2.000 Juifs avaient pu quitter le pays le 10 mai 1940 tout autant étaient pris au piège dans un pays sous occupation allemande, parmi lesquels 800 Luxembourgeois.
La première grande initiative de Nussbaum a été d’organiser le départ pour Lisbonne de 150 réfugiés qui disposaient de visas pour émigrer outre-Atlantique. La capitale portugaise était alors l’un des derniers endroits accueillant des réfugiés désirant quitter l’Europe. C’était aussi le lieu où le gouvernement luxembourgeois avait abouti après sa fuite désordonnée à travers la France et l’Espagne. Enfin, le Joint y avait déplacé son quartier général européen.
Le premier convoi vers Lisbonne, comme ceux qui allaient suivre, avait été organisé avec l’appui de la Commission administrative, le gouvernement de fait qui avait remplacé celui qui était désormais en exil au Portugal. L’administration civile allemande du Gauleiter Simon était elle aussi impliquée puisque c’est elle qui prenait en charge les frais de déplacement d’Albert Nussbaum.
Arrivé à Lisbonne, en compagnie des 150 réfugiés, à la mi-août 1940, ce dernier prenait immédiatement contact avec le gouvernement en exil et lui remettait un rapport extrêmement préoccupant sur l’état du Luxembourg. A son retour dans le Grand-Duché, début septembre, la situation de la communauté juive avait encore empiré. Le Gauleiter venait d’annoncer sa décision d’expulser tous les juifs du pays.
Nussbaum repartait donc pour Lisbonne dès le début du mois d’octobre. Cette fois-ci non plus seulement pour trouver une échappatoire aux réfugiés mais à l’ensemble des juifs du Luxembourg. Le gouvernement lui apportait son soutien, essayant pour le moins de trouver un pays d’accueil pour les Luxembourgeois israélites.
En l’absence de ce dernier, le Consistoire prenait la décision de démettre Nussbaum de ses fonctions de président. La raison est probablement à rechercher dans les divergences existant sur la manière d’organiser l’émigration des persécutés raciaux. Nussbaum misait sur l’organisation, en coopération avec le Joint, de convois discrets, composés d’un nombre limité de personnes disposant de papiers parfaitement en ordre. La plupart des autres membres du Consistoire voulaient pour leur part aller le plus vite possible. Au mois de novembre 1940, il faisait partir un convoi de 300 personnes. Bloqué à Vilar Formoso, du côté espagnol de la frontière, parce que les Portugais refusaient de le laisser passer, il fut finalement contraint de faire demi-tour.
Ce fiasco prouvait la pertinence de l’approche d’Albert Nussbaum. De surcroît, le gouvernement en exil lui attribuait le 30 novembre 1940 le titre de «Commissaire à l’émigration de la population israélite du Luxembourg». En mai 1941, c’était au tour du Joint de reconnaître l’efficacité de Nussbaum en le nommant directeur de son bureau d’émigration lisboète.
Au total, près de 1.000 juifs ont pu quitter le Luxembourg après le 10 mai 1940, la plupart d’entre eux ont survécu à la guerre. Le mérite en revient pour une bonne part à Albert Nussbaum qui avait su mettre sur pied un réseau extrêmement complexe, voire ambivalent. C’est grâce à ses talents d’organisateur et de diplomate que des acteurs, qui pour certains ne se reconnaissaient même pas mutuellement et qui n’avaient pas les mêmes motivations, ont été amenés à œuvrer dans une même direction: Commission administrative et administration civile allemande d’une part, gouvernement en exil et Joint de l’autre. Albert Nussbaum n’était pas juste une victime, ce n’était pas un étranger, mais un authentique résistant et patriote luxembourgeois.
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