De Vincent Artuso
Malgré les protestations au niveau international, la Pologne a adopté une loi qui prévoit des peines de prison pour l’emploi de termes comme „camps d’extermination polonais“. Si cette loi est intimement liée à l’historiographie de ce pays, elle en dit aussi long sur la globalisation de la mémoire et sur ses enjeux géopolitiques.
Dans un discours tenu en mai 2012 où il était entre autres question d’Auschwitz-Birkenau, Barack Obama avait parlé de «camps d’extermination polonais». L’expression était très mal passée en Pologne, si bien que le président américain avait dû envoyer une lettre à son homologue dans ce pays qui est un allié stratégique aux portes de la Russie. Obama y admettait que les mots utilisés étaient maladroits. La référence à la Pologne était purement géographique, il n’avait en aucun cas cherché à lui attribuer une responsabilité qui revient entièrement à l’Allemagne.
Le PiS, alors dans l’opposition, s’était emparé du sujet et avait, sans succès, déposé un premier projet de loi visant à condamner ce qu’il considère être une atteinte à la réputation de l’Etatnation polonais. Mais depuis 2015 ce parti national-conservateur et eurosceptique est revenu au pouvoir, disposant d’une confortable majorité, aussi bien au Sejm, la chambre basse du parlement polonais, qu’au Sénat. Le 28 janvier et le 1er février, respectivement, ces deux assemblées ont adopté un nouveau texte – un «amendement de la loi sur l’Institut de la mémoire nationale», que les médias ont plus simplement rebaptisé «loi polonaise sur la Shoah».
Le premier article de cet amendement prévoit des peines de prison pouvant aller jusqu’à trois ans à l’encontre de toute personne déclarant publiquement que la nation ou que l’Etat polonais a été complice de crimes du Troisième Reich. L’article 2 précise que les personnes ayant tenu ce genre de propos par mégarde ne seront punies que légèrement et l’article 3 que les activités universitaires ou artistiques ne sauraient être considérées comme des délits au sens de l’article premier.
Ce texte, qui restreint la liberté d’expression, a suscité de vives réactions internationales dès son vote par le Sejm. Le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, l’a ainsi dénoncé comme une tentative de nier l’Holocauste – ce qui, au vu du contenu, est exagéré. Mais l’essentiel est vraisemblablement ailleurs et affleure plutôt dans la première réaction de la diplomatie américaine, qui a été de mettre la Pologne en garde contre une mesure pouvant mettre en danger ses alliances internationales, donc nuire au camps occidental. Si la «loi polonaise sur la Shoah» est intimement liée à la manière de percevoir l’histoire dans ce pays, elle en dit aussi long sur la globalisation de la mémoire et sur ses enjeux géopolitiques.
Les tensions entre l’Etat polonais et la minorité juive
Comme d’autres, créés à partir du 19e siècle, donc tardivement aux yeux de leurs élites, l’Etat-nation polonais a adopté un récit national doloriste et victimaire. Il est vrai que le premier Etat polonais, puissance dominante de l’Europe centre-orientale à la Renaissance, avait ensuite décliné pour finir dépecé par ses voisins.
Le pays n’avait recouvert sa souveraineté qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale. Or cet Etat de la nation polonaise était en réalité un pays multiethnique où existaient d’importantes minorités :Allemands, Biélorusses, Ukrainiens ou Juifs. Ces derniers représentaient à eux seuls près de 10% de la population. La minorité juive, comme les autres, avait ses propres organisations – des partis politiques aux clubs sportifs – et sa propre langue, le Yiddish. Cet état de fait, allié à l’antijudaïsme traditionnel de la majorité catholique, explique que les Juifs étaient vus comme une nation à part, absolument inassimilable.
La crise économique des années 1930 renforça cette méfiance. Dans la seconde moitié de cette décennie, le pouvoir polonais multiplia les mesures discriminatoires, instaurant un numerus clausus pour les étudiants juifs ou multipliant, sous divers prétextes, les déchéances de nationalité. Les relations entre l’Etat polonais et sa minorité juive n’avaient probablement jamais été aussi mauvaises qu’à la veille de la double invasion par l’Allemagne nazie et la Russie stalinienne.
L’ambiguïté des rapports entre Polonais catholiques et juifs
Il n’y a eu aucune collaboration institutionnelle avec les Allemands pendant l’occupation. Non pas qu’aucun Polonais ne s’y serait résolu, simplement les Allemands n’étaient pas intéressés. Leur intention était d’annexer le territoire, de le coloniser, pour cela de tuer autant de Slaves que possible et de réduire les survivants en esclavage. Près de 3 millions de catholiques polonais sont morts pendant la guerre.
Quant aux Polonais juifs, ils devaient disparaître jusqu’au dernier. 3 millions d’entre eux ont été assassinés. Cela représente près de 90% de la population juive polonaise d’avant-guerre et près de la moitié des victimes de la Shoah. Si les camps d’extermination ont été construits en Pologne, c’est parce que ce pays accueillait la plus forte proportion de victimes potentielles et parce que les nazis en avaient fait un laboratoire de leur politique raciale. La vie d’un Polonais catholique n’y valait pas grand-chose et celle d’un Polonais juif rien du tout.
Quelle était la relation des uns aux autres à cette époque? La question est encore débattue. D’une part près de 50.000 Polonais catholiques auraient été exécutés par les Allemands pour avoir aidé des compatriotes juifs, d’autre part il y eut aussi des pogroms, dont celui de Jedwabne auquel l’historien américanopolonais Jan Gross a consacré un livre. Sa parution en 2001 a donné lieu à des discussions passionnées qui ne se sont d’ailleurs toujours pas taries.
Le choc a été d’autant plus grand que ce genre d’événement a été complètement passé sous silence, après la guerre, par le régime communiste. Celui-ci avait du reste une attitude ambigüe envers les rares survivants de la Shoah restés en République populaire. En 1968 par exemple, lorsqu’en Pologne, comme ailleurs, des pans entiers de la société remettaient l’ordre d’après-guerre en question, le régime a cherché à réorienter le mécontentement vers les juifs. Dénoncés comme des traîtres de l’intérieur, des soutiens d’Israël et donc de l’impérialisme américain, 14.000 des 40.000 juifs qui y vivaient ont dû quitter la Pologne et ont été déchus de leur nationalité.
L’Etat polonais réactivait de vieux préjugés antisémites au moment même où, en Occident, la Shoah prenait une place croissante dans la mémoire. Le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, en 1961, avait réveillé et renouvelé le souvenir du judéocide – y compris en Israël. La crise menant à la Guerre des Six jours y avait ensuite été perçue, tout comme en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, comme la menace d’un second génocide. C’est aussi à cette période que la République fédérale d’Allemagne a commencé à assumer résolument son passé nazi, tandis que chez ses voisins la question de la collaboration était remise sur la table.
La mémoire de la Shoah, ciment de l’Occident
L’idée s’est peu à peu imposée que ce n’était pas l’existence d’une complicité passée avec le nazisme qui disqualifiait les états occidentaux mais, au contraire, la négation de celle-ci; que l’Allemagne avait certes décidé et planifié la Shoah mais qu’elle avait partout trouvé des auxiliaires. Dans la dernière phase de la Guerre froide, le camps de l’Ouest s’est refait une supériorité morale en se repentant de son passé et la Shoah est devenue le mythe fondateur de l’unification de l’Europe.
Si la Pologne a adhéré à l’union européenne en 2004, bien des Polonais ont encore du mal à intérioriser la logique occidentale. Premièrement, comme nous venons de le voir, en raison de 40 ans de régime communiste. Ensuite, à cause d’une différenciation toujours opérante entre «Polonais» et „Juifs» qui nourrit une logique de concurrence mémorielle. A ce sujet, le communiqué que l’Institut polonais de la mémoire nationale a publié en réaction aux protestations de l’ambassadeur d’Israël est particulièrement éloquent. Il y est souligné que la Pologne a été la première victime des nazis et que le camps de concentration d’Auschwitz avait d’abord accueilli des Polonais – par quoi il faut entendre des Polonais catholiques.
Troisièmement, beaucoup de Polonais, supportent mal que leur pays ait mauvaise presse en raison de sa réputation d’antisémitisme et des complicités réelles, mais encore à étudier, qui ont existé pendant la guerre alors que l’ancien ennemi héréditaire et occupant, l’Allemagne, jouit au contraire d’une image excellente non pas malgré mais en raison de ses crimes passés – ou plutôt de la manière dont il s’en est repenti.
Enfin, cela explique qu’une part des Polonais est plus réticente que ne l’avaient été par exemple les Français ou les Néerlandais à abandonner le rôle du martyr, qui plus est pour être accepté dans une union politique qui veut dépasser le cadre de l’Etat-nation. Or cela, beaucoup de Polonais ne le veulent pas. Ils sont attachés à leur Etat-nation parce qu’ils ont dû reconquérir leur souveraineté sur les Soviétiques et parce que le voisinage avec la Russie leur démontre que l’âge des rivalités entre pays n’est pas révolu.
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