Headlines

Le nouveau rapport à la haine

Le nouveau rapport à la haine

Jetzt weiterlesen! !

Für 0.99 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Dans son dernier essai „Tu haïras ton prochain comme toi-même“, la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet étudie les méandres et conséquences des nouvelles manifestations de la haine.

De notre correspondante Corinne Le Brun

La philosophe et psychanalyste française Hélène L’Heuillet examine les manifestations contemporaines de la „pulsion de mort“. Au moindre désaccord, la haine s’invite entre voisins, dans les couples, au travail, sur Internet, dans les talk-shows, même en politique. Dans son dernier essai „Tu haïras ton prochain comme toi-même“, Hélène L’Heuillet étudie les méandres et les conséquences de ces nouvelles manifestations de la haine. Après „Aux sources du terrorisme: De la petite guerre aux attentats-suicides“ (Ed. Fayard, 2013), la philosophe et psychanalyste française démonte, par son approche psychanalytique, les mécanismes inconscients de la pulsion destructrice présente dans les radicalités. Hélène L’Heuillet a récemment donné une conférence, „Le nihilisme, nouveau malheur dans la culture“ à l’Université du Luxembourg (1).

Tageblatt: L’amour comme la haine, constitutifs du psychisme humain, ne sont plus tissés ensemble, dites-vous. Quelle en est la cause?

Hélène L’Heuillet: Outre une multiplicité de causes, on laisse de côté une question toute simple: comment on parle de nos pulsions. Dans le discours du totalitarisme et du nazisme, elles ont déjà pris leur autonomie. Dans „Lingua Tertii Imperii, langue du Troisième Reich: carnet d’un philologue“ (1947), Victor Klemperer disait cette langue „misérable“ parce qu’elle fait disparaître l’individu pour ne plus s’adresser qu’à la masse qu’elle fanatise et mystifie. Le 20e siècle est un grand repère d’un moment de nihilisme où les pulsions se sont séparées et où la haine s’est présentée à visage découvert. Bien sûr, la haine existait avant, elle est en nous. C’est la tâche d’une vie que d’essayer de s’arranger avec Eros et Thanatos. Bien heureusement, chacun prend aussi appui sur la culture pour codifier les pulsions. On n’aime pas, on ne haït pas non plus de la même manière selon les époques et les lieux. Mais aujourd’hui, on s’aperçoit que la haine a toujours été plus difficile à refouler que l’amour. On est dans une phase où on n’a pas encore complètement réussi à symboliser toute la violence qui s’est emparée de l’humanité. On est encore dans le „comment est-ce possible?“.

Ce sentiment d’effroi se retrouve avec le radicalisme et le terrorisme.

Exactement. C’est ce réel de la haine qu’on ne parvient pas à symboliser et moins on y arrive, plus il peut continuer parce qu’il n’arrive pas à s’inscrire dans un langage. La haine et l’amour en principe vivent à égalité. A partir du moment où les expériences de l’amour et de la mort se distinguent fortement, on a quelque chose qui est de l’ordre de la radicalité. Quelque chose se met en place dans le psychisme où les deux grandes pulsions Eros et Thanatos vivent leur vie séparément. Ce nouveau rapport à la haine constitue le terreau des radicalités.

Selon vous, ces discours de haine pouvant mener au djihadisme, attirent les jeunes. Pourquoi?

La haine est toujours l’affaire de l’humanité comme de chaque individu. Or aujourd’hui, au lieu de s’en accommoder, on est fasciné par elle. Le trauma est une grande réserve de sensations. Pensons à l’intrusion de la mort. De la Shoah au génocide rwandais, du terrorisme aux attentats, la mort de masse est une possibilité pour chacun d’entre nous, à n’ importe quel moment et partout. Nous sommes très peu à l’abri du terrorisme, on vit avec cette réalité de la haine patente qu’on essaie d’élever dans l’amour de la vie. Dans une société où la haine est à ce point colportée à visage découvert, elle change le destin de la jeunesse. Bercés par des discours où la haine a droit de cité, les jeunes sont séduits, attirés par ces nouvelles formes de violence. Ils ont bien raison de critiquer les sociétés, de vouloir faire mieux que leurs parents. Il y a une part de la jeunesse qui dit un „non“ radical, le non nihiliste, partie minoritaire qui se donne une toute-puissance. Les radicalités les plus violentes – et aussi le populisme – sont possibles parce qu’elles poussent sur un terreau dans lequel un nouveau discours sur la haine est possible. Dans la culture on disait „Tu aimeras ton prochain comme toi-même“, ce qui n’empêchait pas de haïr. Aujourd’hui, on admet trop facilement qu’aimer quelqu’un c’est aussi le haïr. A partir du moment où cette ambivalence est trop assumée, tout est possible. Les deux pulsions se séparent.

Quel serait l’antidote à la haine? Est-il possible d’en faire autre chose?

Par son désaveu du langage, la haine peut porter radicalement au meurtre de soi – le suicide –, de l’autre et au passage à l’acte. Elle est plus difficile à codifier parce qu’elle détruit. L’amour, lui, fait parler, fait penser. Ce n’est pas forcément l’amour, mais bien plus la civilisation, qui passe par les symboles et par le langage, dont la complexité bienfaisante permet de maîtriser la „pulsion de mort“ détectée par Freud en chaque individu. Les nouvelles éthiques passent par les symbolisations dans la culture. Par une nouvelle forme de réflexivité. Il faut aussi espérer que de nouveaux codes se produisent. Sur les forums numériques, des modérateurs montrent que c’est en train de s’humaniser. Critiquer la haine est un pas vers la vie. Ce n’est pas de la destruction. Parler de la haine à travers la culture est un bon canal, par la musique, la littérature, l’opéra. Pensez à Othello qui exprime la haine de soi, à Aristote pour qui „La tragédie provoque la terreur et la pitié“. Cette approche culturelle nous permet de symboliser. C’est le contraire du terrorisme et des attentats parce que l’horreur et la pitié y sont temps réels, un vrai trauma. Et cela change tout.

N’avons-nous pas nié la haine en soi et, du coup, ne pas osé en parler?

La haine est une expérience psychique nécessaire. Elle est première, elle a sa fonction. On ne peut grandir ni même naître au monde sans se séparer. La naissance est la première épreuve de la séparation de l’être vivant, avant l’amour. Aujourd’hui, l’esprit de performance nous conduit à avoir une éducation presque exclusivement cognitive. Des parents se réjouissent que leurs enfants ne jouent pas, que leur emploi du temps est toujours rentable et „intéressant“ à chaque moment de leur existence. Surtout que nos enfants ne s’ennuient pas, qu’ils ne fassent pas l’épreuve du vide qui est inhérent à la condition humaine. L’ennui est alors perçu comme une sorte de haine de soi. On a perdu la notion de faire avec le vide. Or border la pulsion de mort avec l’amour est primordial. Quand on a connu ça dans son enfance, après on ne s’ennuie plus jamais. On peut parler de la haine, mais on n’ose pas dans un contexte de haine non refoulée. On se dit qu’en discuter serait une main tendue à l’ennemi. Nier la parole, c’est aller justement dans le sens du symptôme de la séparation de la haine et de l’Eros.

La terreur est-elle encouragée par les médias?

Les médias sont une cible trop facile. Tout dépend de la façon dont l’information, nécessaire, est montrée. Des gens ont été traumatisés pour avoir vu en boucle des images du 11 septembre 2001. Ce n’est pas du langage. La saturation d’images ne porte pas à la symbolisation. C’est aussi l’usage qu’on en fait, en tant que spectateur. On aurait peut-être pu dire aux enfants de ne pas regarder ces images en boucle. C’est une responsabilité.

Les héritiers de Freud et Lacan peuvent-ils encore „guérir“ la haine non refoulée?

Oui et non. Un psychanalyste n’est ni un devin ni un prophète. Au contraire, dans l’analyse psychanalytique c’est dans l’après-coup qu’on comprend ce qui s’est joué dix ans avant. Nous avons encore beaucoup à apprendre de Lacan et Freud. La psychanalyste Anne Dufourmantelle a une jolie façon d’articuler la critique du monde tel qu’il est avec les concepts de l’analyse. Dans „Puissance de la douceur“ (Ed. Payot, 2013), elle montre comment l’Eros peut toujours l’emporter là où tout nous pousse à être assommés à être dans la rage. Elle montre le pouvoir guérisseur de l’explication, du mot juste qui vient pointer le réel. On est loin de la formule choc et du slogan qui ne sont là que pour combler le vide.

Que peuvent apporter les psychologues aux jeunes radicalisés?

Les candidats terroristes ne viennent pas consulter volontairement. Ceux qui prennent le virage de la haine ne veulent plus entendre la parole. En revanche, certains qui sont habités par une pulsion haineuse et qui en sont embarrassés viennent consulter. Si on parvient à retrouver un transfert c’est presque gagné car c’est déjà de l’amour. La haine ne doit pas nous faire peur, il faut la réintégrer dans les voies du langage. Et en cela, les psychologues peuvent apporter beaucoup. Mais, parfois, le mieux est l’ennemi du bien. A vouloir aider, parfois les psychologues, surtout dans le travail social, sont perdants. Parce que le sujet ne voudra pas dire sa haine dans un discours de quelqu’un qui veut l’aider. La volonté du bien censure aussi, elle est intrusive. Il faut essayer de laisser dire, tout en bordant, en enveloppant …

Le terroriste Salah Abdselam a choisi le silence. Il a fait une exception. Il a répondu par écrit à une de ces femmes admiratrices prises d’érotomanie qui écrivent aux grands criminels. En elle-même, la lettre n’avait aucun intérêt parce que c’était purement de la propagande teintée d’effusion. Le fait qu’il soit sorti de son silence est intéressant. Il reçoit des centaines de lettres, pourquoi a-t-il répondu à celle-là? C’est qu’une partie de sa subjectivité a été approchée. Un remaniement psychologique a brisé son silence. Depuis il s’est tu. Peut-être qu’on en saura un plus au procès mais je n’ai pas beaucoup d’espoir.

„Tu haïras ton prochain comme toi-même“, Hélène L’Heuillet, Ed. Albin Michel, 2017

(1) Colloque „Krummes Holz und aufrechter Gang, Gegen die Banalität des Bösen“, juin 2017