De notre correspondant Bernard Brigouleix
La «marée humaine contre Macron» annoncée par Jean-Luc Mélenchon, ou d’une manière à peine plus modeste la «vague populaire» prédite par la CGT, s’est en fait résumée, samedi, que ce soit à Paris ou en province, à une série de modestes manifestations. Selon le système d’estimation indépendante mis au point par les médias, la participation est par exemple restée inférieure à 32.000 personnes à Paris (85.000, a tout de même assuré la CGT) et n’a guère dépassé les 90.000 sur l’ensemble de la France (250.000, d’après le même syndicat, qui en avait vu 500.000 la dernière fois).
«Tout ça … pour ça!» La journée de contestation d’avant-hier évoquait irrésistiblement, à l’heure des bilans, considérés globalement ou ville par ville, le titre du film de Claude Lelouch d’il y a 25 ans. Par rapport au battage médiatique et aux annonces, euphoriques ou apocalyptiques selon les points de vue, qui avaient été faites depuis des semaines, et le déploiement d’orchestres et autres groupes festifs, les chiffres ne pouvaient que décevoir terriblement les espérances des organisateurs, même si bien peu d’entre eux ont osé l’avouer.
Encore l’auront-ils fait en expliquant, comme chaque fois, qu’il ne s’agissait tout compte fait que d’une sorte de répétition générale, en attendant la prochaine occasion de manifester, qui ne manquerait pas de se traduire par un raz-de-marée. «Nous voulions nous compter», a précisé imprudemment l’un d’entre eux en oubliant que, justement, le décompte des manifestants – même si l’on avait pris au sérieux les chiffres de la CGT ou des mélenchonistes – montrait que la «marée humaine» en question ne cessait au contraire de baisser d’une journée de contestation à l’autre. Le premier ministre Edouard Philippe n’a d’ailleurs pas manqué d’ironiser, sans vouloir trop remuer le couteau dans la plaie: «C’était une marée à petit coefficient!»
Des mécontentements hétéroclites
Cet insuccès à répétition des manifestations d’extrême gauche a pourtant quelque chose de singulier. Car le nombre des sujets d’inquiétude et de mécontentement, lui, ne faiblit pas, si même il n’a pas plutôt tendance à croître. Mais ces frustrations des Français sont extrêmement composites, et la fameuse «convergence des luttes» que les communistes, les trotskistes, les mélenchonistes et d’autres tentent d’organiser, semble pour l’instant impossible à réaliser.
Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre le souci des cheminots de protéger leur statut privilégié ou l’acharnement des personnels d’Air France à verrouiller leurs hauts salaires et la colère des usagers – ceux du train surtout – qu’ils empêchent de se déplacer librement, y compris tout simplement pour aller, quant à eux, travailler? Ou encore entre les retraités exaspérés par l’accroissement des prélèvements fiscaux sur leurs retraites et les squatters jusqu’au-boutistes de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où pourtant le projet de construction d’un nouvel aéroport, quoique approuvé par la population, a été retiré? Entre les chômeurs d’un peu partout et les étudiants qui ont peur de n’être pas admis dans l’université de leur choix? Les défenseurs des immigrés sans-papiers et les habitants de Mayotte – certains avaient fait le voyage de 8.000 kilomètres pour venir manifester à Paris! – qui protestent contre l’afflux des immigrés venus des Comores voisines?
Toutes ces revendications existent et s’expriment plus ou moins fortement. Mais à ce jour, l’opposition de gauche et d’extrême gauche n’est pas parvenue à les fédérer, il s’en faut même de beaucoup. Pourtant, pour la journée de samedi, pas moins de 60 organisations avaient été réunies, au moins en principe, pour former les cortèges. Ce qui donnait d’ailleurs, optiquement, un patchwork un peu surréaliste de slogans: à côté des plus classiques, sur la SNCF, les salaires, les licenciements, la fiscalité, etc., on a pu voir des banderoles réclamant simplement «la paix sur la Terre» ou «le progrès pour tous», mots d’ordre incontestablement estimables mais qui ne suffisaient évidemment pas à faire des manifestations d’hier une protestation de choc ni de masse contre le pouvoir.
Mais au-delà de la lourde déception des uns et du discret soulagement des autres, cet échec en plusieurs temps, depuis un mois, pose différentes questions que la gauche ne pourra esquiver longtemps. La première est peut-être celle qui avait pourtant été mise triomphalement en avant par les organisateurs de la journée de samedi: celle de la confusion des genres.
La CGT, en s’associant officiellement à des forces non-syndicales et même non-communistes, rompait avec une tradition de toujours, seulement interrompue une fois il y a 20 ans. Elle avait déjà admis dans ses propres cortèges des responsables politiques de gauche, mais jamais encore n’avait-elle accepté d’y jouer les forces d’appoint. Les autres grandes centrales, la CFDT et FO en tête, avaient d’ailleurs refusé, quant à elles, de se joindre à cette opération, qui s’en est retrouvée d’autant plus maigre. Et cette césure inter-syndicale pourrait ne pas rester sans conséquences dans la suite des négociations pour tenter de sortir de la crise de la SNCF …
Même remarque pour le PS, même si quelques-uns de ses parlementaires l’ont fait, eux, à titre national. Quant à la «grande» alliance, du moins le temps d’un après-midi de mauvaise humeur, avec des dizaines d’associations souvent petites, voire microscopiques et parfois sans aucun contenu politique réel, elle n’aura aucunement contribué à la naissance de ce «Front populaire» promis par Jean-Luc Mélenchon, invocation évidente mais non opérationnelle à la stratégie brièvement victorieuse de la gauche française en 1936.
Deuxième observation à faire à propos de la façon si laborieuse dont la gauche et l’extrême gauche tentent de fédérer et de dynamiser l’opposition non droitière à Macron: il devient de plus en plus évident que ce qui est en cause en réalité, c’est, dans la perspective de la présidentielle de 2022, le leadership sur cette famille aux composantes diverses et bien faiblement unitaires en dépit des discours.
Le PS, pour l’instant, se tient relativement à l’écart, tente de panser ses plaies et de faire revenir à lui quelques-uns de ses ex-cadres et élus «égarés» en Macronie, mais ne désespère pas, à terme, d’en faire autant du côté de ceux qui se sont laissés tenter par Mélenchon. Ce dernier tente au contraire très ouvertement, avec l’aplomb et le talent oratoire qu’on lui connaît, mais aussi avec les outrances (anti-européennes et pro-dictatures notamment) qui le plombent auprès de la gauche modérée, de prendre la tête de l’opposition de gauche en général.
Mélenchon et l’opposition de gauche
Le PCF de Pierre Laurent, laminé aux dernières élections après avoir régulièrement perdu du terrain dans tous les scrutins nationaux et locaux précédents, se voit contraint d’accrocher son petit wagon à la puissante locomotive Mélenchon, mais sans enthousiasme, pour ne pas dire plus. De même pour les trotskistes de Lutte ouvrière ou du NPA (Nouveau parti anticapitaliste).
Mais le fondateur de La France insoumise voit désormais surgir de ses propres rangs un concurrent qui pourrait rapidement se révéler redoutable, quoiqu’il jure le contraire, en la personne de François Ruffin, encore jeune député de LFI, qui avait organisé tout seul, le 5 mai dernier, une manifestation ironiquement dénommée «la fête à Macron», laquelle – on n’est pas loin du crime de lèse-majesté … – avait rassemblé, à Paris, sensiblement plus de monde que la modeste «marée humaine» de son patron avant-hier … Plus cruel encore pour Mélenchon: à Marseille, sa ville d’élection, la démonstration d’hier, à laquelle il assistait en personne, n’a guère dépassé les 4.000, ce qui reste peu pour une agglomération de près de 1.600.000 habitants!
Reste que le pouvoir aurait tort de considérer, devant les échecs de la gauche, et même ses divisions, que la poursuite de la politique réformiste sur laquelle Emmanuel Macron a été élu à l’Elysée, et les députés de La République en marche au Palais-Bourbon, est désormais à l’abri de toute difficulté majeure. Il est d’ailleurs significatif que du côté de la majorité, on se soit bien gardé, hier, de crier victoire.
Au contraire: chacun va répétant qu’il faut comprendre les inquiétudes des Français et travailler dur pour tâcher d’y répondre. Ce qui ne suffira évidemment pas à rassurer les étudiants, les milieux hospitaliers, les retraités, les chômeurs ni à faire à nouveau rouler les trains même si la grève s’essouffle lentement. Ni le président ni le gouvernement n’ont donc la voie réellement libre; du moins, à ce jour, les tentatives pour la barrer échouent les unes après les autres. Ni plus, ni moins.
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