L’histoire du temps présent par Denis Scuto
La chronique d’aujourd’hui, précisons-le d’emblée, a été écrite à quatre mains, par ma collègue historienne Antoinette Reuter et moi-même. Elle présente quelques résultats de recherches que nous menons avec d’autres depuis plus d’un an. Ces résultats seront montrés au public dans une exposition, du 29 mars au 9 décembre, à Dudelange à la Gare-Usines.
Elle est organisée par le Centre de documentation sur les migrations humaines (CDMH) et le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) sous le titre: «Etre d’ailleurs en temps de guerre (14-18): Etrangers à Dudelange/Dudelangeois à l’étranger» (coordination: Sandra Camarda, Nicolas Graf, Antoinette Reuter, Denis Scuto). Nous avons tenté de comprendre quel a été l’impact de la Première Guerre mondiale sur la population et les mouvements de population, donc les migrations, sur le plan local il y a cent ans. L’impact de la guerre sur une cité de migrants: En 1918, huit Dudelangeoises et Dudelangeois sur dix sont originaires de lieux autres que celui où ils résident. Les nouveaux venus sont arrivés soit en migrants internes à partir des campagnes luxembourgeoises (exode rural), soit en voisins à partir des régions limitrophes allemandes (Eifel, Hunsrück, Sarre), belges (Province du Luxembourg) ou encore de la Lorraine annexée depuis 1871 par le Reich allemand. D’autres présences provenant de la Ruhr allemande, de l’Italie ou de l’Autriche-Hongrie présupposent des migrations de longue distance. Au fil de nos recherches, nous avons constaté que la guerre a transformé leurs vies. Voici quelques exemples:
Susanne Walentiny, Mario Daolio, Marguerite Schneider, Egidio Reggi, Joseph Fox
Susanne Walentiny, de nationalité luxembourgeoise, est née à Dudelange le 20 mars 1886. Le 4 août 1914, lorsqu’éclate la guerre, elle épouse l’ouvrier d’usine et musicien italien Mario Daolio, né le 17 juillet 1885 à Guastalla (province de Reggio Emilia), avec qui elle a déjà trois enfants. Ils habitent le quartier Italie. Lorsque l’Italie entre en guerre en 1915 aux côtés de la France et de l’Angleterre, Daolio est appelé aux armes. Se retrouvant seule avec quatre enfants, âgés entre quelques mois et sept ans, elle va travailler à l’usine d’Arbed Dudelange. Susanne est une des 149 femmes qui commencent à travailler en 1916 au service de roulage des boguets de la division des hauts fourneaux, comme le montre la matricule du personnel féminin des Archives de l’Arbed pour ce service. Des femmes de nationalités différentes: luxembourgeoise, italienne, allemande, française, belge, autrichienne.
Comme la jeune femme allemande de 17 ans, Marguerite Schneider, née le 22 juillet 1899 à Eiserfeld, une ville industrielle près de Siegen en Westphalie prussienne, d’où son père est parti pour s’installer à Dudelange. «Kiewerlek» (hanneton), voilà comment ses collègues de travail du roulage appelaient cette fille petite et maigrichonne.
Egidio Reggi, né le 15 juillet 1895 à Dudelange de parents italiens qui avaient immigré déjà en 1884, travaillait également à l’usine. Il est un des 54 ouvriers licenciés après la grève de 1917 par l’usine d’Emile Mayrisch. Reggi avait cessé le travail pendant une semaine avec ses camarades luxembourgeois pour une augmentation de salaire face à la cherté de la vie, en bravant l’avertissement lancé par le commandant en chef des troupes allemandes dans le Luxembourg occupé, Tessmar. Ce dernier avait menacé d’emprisonnement dans un camp les «étrangers ennemis comme Belges, Français, Italiens et Russes» en cas de participation à la grève.
Comme Tessmar, ses Landsturmsoldaten, malgré la diffusion de photos anodines comme celles qui les montrent faisant de la luge au Kräizbierg, n’hésitent pas à faire usage de la force et à violer la neutralité du pays. L’ouvrier belge Joseph Fox, né en 1898 à Martelange, fut une de leurs victimes. Fox avait déjà travaillé, à l’âge de 14 ans, comme valet de ferme dans le sud du pays. Fin 1916, il est, comme plus de 200.000 autres Belges, déporté par l’armée allemande comme travailleur forcé, à Montmédy. Il arrive à s’enfuir et se réfugie à Dudelange. Jusqu’à ce 9 juillet 1918, où il est assassiné par une balle en plein cœur dans la Niddeschgaass, près de l’économat de l’usine, lors d’une interpellation par un Landsturmsoldat.
Susanne Habig, Joseph Klomann, Célestine Kugeler, Alfred Anderson
Susanne Habig est née le 9 avril 1896 à Dudelange, des parents luxembourgeois Charles Habig et Elise Stoffel. Enfant, elle émigre avec ses parents à Paris, où elle travaillera comme plumassière, fabriquant des garnitures de plume pour les magasins de mode parisiens. Mais une condamnation pour vol de 16 francs, assortie d’un arrêté d’expulsion en 1911, à l’âge de 15 ans, lui sera fatale à la fin de la guerre. Comme plus de 400 autres Luxembourgeois – nous le savons grâce à un mémoire de master de Jim Carelli à l’Université du Luxembourg – Susanne Habig est internée dans un camp de concentration, à La Ferté-Macé en Normandie.
Un autre Dudelangeois est emprisonné successivement dans deux camps de concentration français. François Joseph Klomann est né le 31 juillet 1888 à Dudelange de parents allemands. Après son apprentissage comme boulanger, il s’engage en 1909 dans l’armée allemande, dans le «Metzer Infanterie-Regiment». Un an plus tard il déserte et s’enrôle dans la Légion étrangère française qui l’affecte en Algérie et au Maroc. Après la fin de ses cinq années de service, il revient avec un ami en France, à Marseille. Ils cherchent en vain à trouver un emploi et sont finalement arrêtés pour «vagabondage» et internés dans les camps d’Aurec et d’Ajain. En décembre 1916 Klomann fait une demande pour être réengagé dans la Légion étrangère. Entretemps il se dit de nationalité luxembourgeoise. Vu qu’il figure dans le «Livre d’or des légionnaires luxembourgeois 14-18» il semble que sa demande a été acceptée. Un Allemand de Dudelange qui s’est fait passer pour un Luxembourgeois a ainsi pu combattre dans les rangs des Alliés contre l’Allemagne.
Dans le chapitre des Dudelangeois et Dudelangeoises à l’étranger, mentionnons enfin Célestine Kugeler, née le 2 février 1898 à Dudelange. Après l’Armistice du 11 novembre 1918 et l’arrivée des troupes américaines, beaucoup de jeunes femmes du cru tombent amoureux des «boys» des States qui s’installèrent pendant neuf mois, notamment à Dudelange. Alfred Anderson est le nom de l’élu du cœur que Célestine épouse le 4 juillet 1919, Independance Day, et suit dans le Minnesota. Private Anderson, de l’11th Infantry, a lui-même émigré aux Etats-Unis puisqu’il est né à Trondheim en Norvège, le 9 octobre 1894.
Dans l’exposition, nous tentons de montrer, à travers cet exemple local, comment les guerres arrachent les populations de leurs cadres de vie et de travail tout en leur interdisant de se mouvoir librement, en fermant les frontières et en renforçant contrôles et répression. Des émigrants luxembourgeois sont arrêtés et internés en France. Les soldats de l’occupant allemand, en violation de la neutralité du pays et du droit international, chassent sur le territoire luxembourgeois des déportés et prisonniers de guerre belges, français, russes en fuite. Les autorités luxembourgeoises renforcent les conditions mesures bureaucratiques concernant les passeports et les déclarations d’arrivée.
Les guerres bouleversent les communautés locales qui se recomposent et se redéfinissent. En août 1914, beaucoup d’Italiens – 2.000 personnes sur une population dudelangeoise de 11.000 – partent parce que l’usine est à l’arrêt et qu’ils ont peur de rester bloqués à cause des opérations militaires et ne plus pouvoir retourner dans leur pays d’origine. Des scènes dramatiques se déroulent dans les gares luxembourgeoises pendant l’été 1914 autour de ce qu’on a appelé les «Italienerzüge». Des recherches dans les registres d’arrivée de la ville de Dudelange ont révélé qu’ils sont remplacés par des familles luxembourgeoises qui vivaient depuis des années voire des décennies en Lorraine, allemande et française, en Champagne, à Paris et qui retournent dans leur pays d’origine, en raison de peurs similaires.
En général, ces recherches sur l’histoire des migrations permettent de souligner qu’il est important de ne pas enfermer des hommes et des femmes dans des catégories nationales fixes comme Luxembourgeois, Allemand, Italien. Elles sont démenties par des réalités complexes. Les mariages entre personnes de nationalités différentes sont nombreux, il y a cent ans comme aujourd’hui. On assigne des identités de papier de son pays d’origine à des jeunes qui sont nés et ont grandi dans le pays d’accueil qui imprègne leur identité réelle au moins autant sinon davantage que le pays de leurs parents. Voilà ce que le bourgmestre de Dudelange explique il y a cent ans aux autorités allemandes lorsqu’il s’apprêtent à emprisonner des jeunes de Dudelange qui y ont grandi, se considèrent comme Luxembourgeois et refusent de répondre à l’appel aux armes de leur pays d’origine.
Pris au piège de la guerre, les hommes et les femmes sont confrontés à des choix difficiles: Partir ou rester? Servir son pays d’origine ou s’engager pour son pays d’accueil? Comment vivre ou survivre seuls en territoire occupé? Toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à ces questions et à l’impact de la Grande Guerre sur la petite Dudelange et sa population hétérogène sont chaleureusement invités à venir voir l’exposition «Etre d’ailleurs en temps de guerre». Elle a pu être réalisée grâce aux documents et objets du CDMH, de la Ville de Dudelange, des Archives nationales, du Musée national d’histoire militaire de Diekirch, de la Bibliothèque nationale, du Centre national de l’Audiovisuel, du Musée national d’histoire et d’art et qui est enrichie par deux installations des vidéastes Chiara Ligi et Mauro Macella. Vernissage mardi prochain à 19 heures à la Gare-Usines de Dudelange dans le quartier Italie!
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