L’événement provoqua un électrochoc en Allemagne. Des terroristes avaient pu frapper en plein jour, dans un quartier huppé de la capitale. Cette démonstration de force avait choqué mais avait-elle réellement surpris?
De Vincent Artuso
Depuis des mois, des années même, le discours de l’extrême droite s’était banalisé et avait pénétré au coeur de l’opinion publique. Il était temps pour un sursaut démocratique puissant, massif, sans ambages. Une première vague de défilés de très grande ampleur fut suivie d’une seconde, plus impressionnante encore: 50.000 manifestants à Düsseldorf, 150.000 à Munich, près d’un million à Berlin.
Face à ces centaines de milliers de citoyens anonymes, unis autour du drapeau noir, rouge et or de la république, leaders politiques et syndicaux, artistes et intellectuels prirent la parole à tour de rôle pour dénoncer le racisme et rappeler l’impérieuse nécessité de combattre pour préserver les valeurs démocratiques.
Malgré l’ampleur de la mobilisation il serait, sinon faux du mois anachronique, de conclure à une victoire des antifascistes. Le terme n’existait pas encore.
Le crime haineux qui avait amené les démocrates à se dresser à travers l’Allemagne n’a pas été commis ces dernières années ni même ces dernières décennies, mais le 24 juin 1922. Ce jour-là, Walther Rathenau fut assassiné par un commando d’extrême droite. Grand industriel, libéral et nationaliste, Rathenau s’était mis au service de son pays dès le début de la Première Guerre mondiale. Chargé de coordonner l’effort de guerre des entreprises allemandes, il avait réussi à faire augmenter la production d’armement malgré le blocus allié. En janvier 1922, il avait été nommé ministre des Affaires étrangères. Lui, qui avait rêvé d’une hégémonie allemande sur l’Europe, devait assumer la tâche ingrate de veiller à ce que son pays vaincu respecte les clauses du Traité de Versailles. Cela, ajouté au fait que Rathenau était juif, lui avait valu de devenir le personnage le plus haï de l’extrême droite.
Faire en sorte que les Juifs ne soient jamais plus exterminés entre 1939 et 1945
Cet épisode nous apprend que la République de Weimar avait bien une assise populaire. Malgré cette démonstration de force elle fut abattue par Adolf Hitler un peu plus de dix ans plus tard. Faut-il en conclure que le triomphe du Mal est une fatalité? Que, tout comme celle des nazis dans les années 1930, la progression actuelle des populistes en Europe – et au-delà – est un mouvement irréversible? Non, cela signifie juste que notre conscience historique s’est rétrécie, limitée à quelques vagues notions au sujet des années 1933 à 1945. Cela n’est pas seulement contre-productif mais dangereux.
Plus de 70 ans après l’anéantissement total du Troisième Reich, il n’y a jamais eu autant d’antinazis. Ils auraient certes été plus utiles lorsque le danger était pressant, mais voilà, on ne peut pas réécrire l’histoire. En revanche on peut la rejouer, comme cela arrive régulièrement depuis plusieurs décennies. Il s’agit à proprement parler d’un psychodrame, dont l’historien Peter Novick a pu écrire qu’il avait pour seule finalité de faire en sorte que les Juifs ne soient plus jamais exterminés entre 1939 et 1945 …
Le passé est passé, les dirigeants nazis sont morts et enterrés et il y a peu de chances qu’ils ressuscitent.
Cela ne signifie pas qu’aucune catastrophe ne nous attend mais que l’histoire ne se reproduit jamais exactement de la même manière. L’étudier ne permet pas d’identifier des situations vouées à se reproduire de manière cyclique mais plutôt, et ce n’est déjà pas si mal, d’émettre des hypothèses quant à l’apparition de certains phénomènes, leur évolution sur la longue durée, leur disparition.
La longue durée du nationalisme allemand
Un lieu commun pour expliquer la prolifération des mouvements d’extrême droite dans l’Est de l’Allemagne consiste à affirmer que contrairement à la RFA, la RDA n’avait jamais assumé son passé nazi. Cette hypothèse, qui réduit toujours le passé allemand à Hitler, est moins historique que politique, voire religieuse. Elle permet de légitimer le vainqueur en laissant entendre que c’est grâce à sa supériorité morale que l’Allemagne de l’Ouest a pu mener à terme la réunification. Elle fait également l’impasse sur le fait que certains des territoires qui se trouvent dans les „nouveaux“ Länder étaient déjà des bastions de l’extrême droite au 19 e siècle. La Saxe, berceau du mouvement Pegida aujourd’hui, avait aussi été celui de l’antisémitisme politique dans les années 1880. Les deux congrès internationaux anti juifs avaient eu lieu en 1882 et 1883 à Dresde et à Chemnitz.
Cette hypothèse de la réunification par la rédemption de la RFA masque enfin le fait que l’absorption de la RDA a été l’accomplissement d’une vision ethnocentrique de la nation qui remonte au début du 19 e siècle et qui est restée dominante en Allemagne jusqu’aux années 1990.
Sous l’impulsion de penseurs comme Johann Gottlieb Fichte le nationalisme allemand s’est défini en réaction à la Révolution française. La nation allemande ne devait pas être considérée comme une entité politique, composée d’individus collectivement souverains, mais comme un organisme, irrigué par un même sang, et doté d’une âme forgée par l’histoire.
En 1913, le Reich adopta une loi sur la citoyenneté faisant du droit du sang le critère essentiel pour l’obtention de la nationalité. Pour être Allemand, il fallait être de lignée allemande. Les nazis conservèrent cette loi, tout comme la République fédérale. Elle est toujours en vigueur de nos jours bien que, depuis une vingtaine d’années, elle a été amendée de manière à faciliter la naturalisation d’étrangers résidents. Jusqu’aux lendemains de la réunification, la logique tribale de cette loi faisait qu’il était plus facile pour un „Spätaussiedler“, à peine arrivé du Kazakhstan et ne parlant pas un mot d’allemand, d’obtenir la nationalité que pour une petite fille d’immigrés turcs, née et élevée en Allemagne de parents eux aussi nés et élevés en Allemagne.
Wir sind das Volk
En 1989, les manifestants défilaient dans les rues de Leipzig en scandant „Wir sind das Volk!“ et cela était interprété comme l’expression de leur soif de liberté. Le même slogan, entonné aujourd’hui dans les rues de Saxe, est perçu comme un cri de haine. Au fonds, ce sont moins les manifestants qui ont changé que la société dans laquelle ils vivent. Ce qu’ils réclament, ce n’est pas le retour du Troisième Reich mais la conservation d’un système de valeurs qui existe depuis plus de deux siècles. Pouvait-on vraiment attendre qu’un pays qui, au moins jusqu’à la fin du dernier millénaire se concevait comme l’Etat-nation de l’ethnie allemande, se transforme en terre d’immigration sans heurts? Si les partisans de la politique d’immigration de la chancelière Merkel ont raison, qu’ils laissent les faits le prouver. En ce moment, ils contribuent seulement à hystériser le débat et, en caricaturant tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux en nazi, suivant une logique purement manichéenne, ils ne parviendront au final qu’à les radicaliser.
Cela est non seulement contre-productif mais dangereux. Que se passerait-il en effet si les populistes de droite parvenaient à retourner le discours mémoriel centré sur la Deuxième Guerre mondiale à leur profit? Il existe bien sûr encore des groupuscules néonazis à l’ancienne qui, bien évidemment, tentent de profiter de la vague d’hostilité aux migrants. Le vent de l’histoire ne leur est cependant pas favorable. Depuis les années 1990, les mouvements d’extrême droite européens connaissent une mutation radicale. Parce qu’ils sont en recherche d’honorabilité mais aussi parce que leurs dirigeants et leurs électeurs (de plus en plus jeunes) ont grandi dans des sociétés post-soixante-huitardes, ils se présentent de manière croissante comme des résistants luttant contre ce qu’ils conçoivent comme une invasion de hordes islamistes, porteuses d’une nouvelle idéologie totalitaire, homophobe, misogyne et antisémite. C’est cette stratégie qui leur a permis ces dernières années de sortir des marges où ils étaient restés confinés pendant des décennies.
"en caricaturant tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux en nazi" cette analyse est particulèrement vrai pour les citoyens des Länder de l'ex RDA, particulièrement allergiques à un Etat qui essaie "d'imposer une vision des chose homologué"