Il y a plus d’un lien que l’on peut tisser entre l’exposition magistrale et marquante que le Nationalmusée um Fëschmaart avait consacrée en 2022 au passé colonial du pays et celle qu’il vient d’inaugurer au sujet de la révolution portugaise de 1974. L’un d’entre eux est António Paiva. Dans l’exposition de 2022, ce réfractaire qui avait fui devant l’armée portugaise et trouvé refuge au Luxembourg en 1971 y évoquait les guerres coloniales. Beaucoup de gens avaient alors posé des questions sur le sujet au conservateur d’histoire contemporaine du musée, Régis Moes. „Et comme on aime bien les commémorations“, sourit le concepteur de la nouvelle exposition avec Isabelle Maas, „on a pensé que les 50 ans de la révolution des œillets serait le bon moment pour creuser ces questions et s’adresser à ce public“.
Ce public, c’est avant tout la communauté lusophone et la communauté lusodescendante. Mais pas seulement. „Le 25 avril est une partie de l’histoire luxembourgeoise dans le sens où entre un quart et un tiers de la population résidente, par ses racines familiales, a des liens avec le Portugal ou ses anciennes colonies.
L’histoire du Portugal fait partie de l’histoire luxembourgeoise.“ En 1974, le Luxembourg aura ainsi connu deux révolutions, la révolution culturelle qu’augura la fin du règne du parti-chrétien social et la révolution des œillets – sans qu’à aucun moment l’exposition ne s’essaie, à juste titre, à dresser un parallèle entre les deux.
Une „exposition d’introduction“
L’expositon est à voir comme une „exposition d’introduction“, qui ne va autant dans le détail que l’exposition sur la colonisation, dont elle représente un tiers de la surface. Elle a vocation à rappeler la signification de la dictature de Salazar, comme le sens de la révolution des œillets. Néanmoins, par des documents savamment mis en scène, elle permet d’aborder de nombreux aspects d’une période complexe. Dans la première salle destinée à accueillir les groupes, trois tableaux d’artistes luxembourgeois sont en lien avec la thématique. Il s’agit d’un tableau de Misch Da Leiden, inspire d’une photo de Die Zeit. Identifié grâce au fonds du „Konschtarchiv“. Une seconde œuvre est le tableau „Der Gastarbeiter“ de Joseph Grosbusch, que le musée avait acheté en 1976 au salon du CAL, et qui évoque la grisaille souvent douloureusement vécue par les immigrés. Enfin, on peut revoir la création commandée par le musée à Marco Godinho en 2011, portrait composé avec les chutes des photos de passeport du consulat.
La seconde salle rappelle les liens entre le Luxembourg et le Portugal depuis le mariage princier de 1893 et le début de l’exil de la famille grand-ducale à Lisbonne en 1940. C’est là qu’est traitée une première fois la question de l’immigration portugaise par le biais des documents d’identité d’une des premières immigrées, en 1963. „Quand en 1962 le ministre portugais vient au Luxembourg, il ne parle pas d’immigrés, mais de relation de marché commun“, relève Régis Moes. Ils sont 75 en 1962. Et c’est à partir de 1965 que l’immigration commence à prendre une certaine dimension. La plupart des gens venus avant 1974 ont fait le „salto“, le chemin des lapins, venus de manière illégale. Ce sont souvent des hommes qui veulent échapper au service militaire de quatre ans et à la participation aux guerres coloniales, lancées en 1961 pour garder la main sur l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissao, à contre-courant du mouvement de décolonisation.
Le Luxembourg avait un besoin de main d’œuvre très important. Ces migrants arrivaient pour la plupart par le train de Paris, trouvaient rapidement du travail et étaient régularisés de fait. S’ils ont des activités politiques, ils perdent leur emploi. Par peur de la dénatalité, les autorités luxembourgeoises facilitent le regroupement familial à partir de 1965, ce qui permet de fixer les Portugais, ouvriers pour la part, au pays. La même année, un premier accord de sécurité sociale cherche à encadrer cette immigration.
La situation qu’ils ont fuie est évoquée notamment dans un petit couloir qui se veut angoissant comme l’état policier. Au mur, sont écrites les interdictions endurées par le quidam (boire du coca et s’embrasser en public notamment). Au fond du couloir, les apparitions télévisées de Salazar rappellent son omniprésence tandis que sur un second mur, on voit en images ce qu’il advient à qui veut s’opposer à son pouvoir autoritaire: la torture (dont la terrible torture de la statue), les camps de prisonniers.
C’est à la salle suivante que commence l’évocation de l’arrivée des Portugais au Luxembourg, nourrie des documents d’archives, mais aussi de témoignages. Cette période est marquée par l’arrivée d’un diplomate, José Mendes Costa, comme consul en 1966. L’intérêt public pour la situation de ces nouveaux venus se fait notamment sentir par un long reportage que Revue consacre à leurs conditions de vie en février 1970. Cause ou conséquence, le mois suivant, Gaston Thorn est au Portugal – voyage immortalisé par une photo avec Marcelo Caetano, Président du Conseil et successeur de Salazar – pour entamer les négociations d’un accord de main d’œuvre, finalement conclu à la fin de l’année et ratifié au Luxembourg en 1972. L’extrait du discours du ministre portugais des Affaires étrangères montre que c’est aussi l’intention du Portugal de régler ces relations, tandis que l’historiographie luxembourgeoise a toujours dit que c’était l’intention des Luxembourgeois d’aller chercher des ouvriers blancs catholiques, comme le relève Régis Moes. La dictature portugaise s’engage à financer des cours extra scolaires au Luxembourg, de la fréquentation desquels il fait une condition si les familles reviennent au Portugal, pour que leurs enfants y réintègrent l’école.
„L’économie portugaise était dépendante des devises. Le Portugal favorisait d’un côté l’émigration vers les colonies, mais il était bien content que des gens partent, car ils renvoyaient de l’argent à la famille“, commente Régis Moes. C’était la raison pour laquelle il était possible de régulariser sa situation auprès du consulat rue d’Oradour, „contre paiement d’une amende plus ou moins élevée selon l’humeur du fonctionnaire“ – le musée a recueilli plusieurs témoignages de corruption. Pour les opposants politiques, il faut ruser ou alors s’en remettre à des moyens extrêmes. Une coupure de presse du Républicain lorrain rappelle le vol armé de 200 passeports au consulat en 1971 – on peut en voir plusieurs exemplaires déposés à la fondation Mario Soares. Un document de police retrouvé dans un dossier personnel de la police politique portugaise (PIDE) montre que l’État luxembourgeois livrait volontiers des renseignements de police sur des activistes politiques, au risque de favoriser leur torture s’ils rentraient au Portugal.
Un accueil mitigé
Comme dans l’exposition sur le passé colonial, l’exposition sur la révolution de 1974 ne fait pas l’impasse sur le racisme ressenti par les immigrés dans la société d’accueil. Des témoins se rappellent des cafés indiquant des écriteaux „Interdit aux Portugais“, d’autres „Interdit aux nègres“. Les Portugais sont vus comme arrivant d’un pays du Tiers monde, africain presque. Les Cap-Verdiens, qui sont parmi les colonies portugaises les seuls à avoir la nationalité portugaise, subissent les rejets les plus violents. D’ailleurs, en 1972, quand est discuté publiquement l’accord de main d’œuvre que le Portugal veut voir étendu au Cap-Vert et aux Açores, des lecteurs du Land se manifestent pour qu’on n’importe pas la question raciale au Luxembourg. Rapporteur à la Chambre des députés, Jean Spautz dit qu’il faudrait que le Portugal ne fasse pas de propagande pour cet accord auprès de la population de couleur noire. On observe que dans les années 1973-74, le nombre de Cap-Verdiens baisse, alors qu’une photo atteste de leur présence dès 1965 lors de la fête nationale portugaise à la „Vollekshaus“.
Néanmoins, une partie de la société civile concourt à aider les immigrés. L’exposition évoque aussi les publications lusophones qui naissent à partir de 1966, la plus importante étant le Contacto, publié à partir de 70 par les Amitiés Luxembourg-Portugal. Écrit au Luxembourg et imprimé au Portugal, donc soumis à la censure. L’exposition évoque aussi l’organisation „Uniao“, qui a la particularité d’émaner de scouts catholiques de Weimerskirsch, autour de Serge Kollwelter, et de s’inscrire à la suite des activités du Forum 80.000. En 1974, ils éditent le „Livre noir des conditions de vie de la main d’œuvre étrangère“. Ils attaquent le consulat qui ne s’occupe pas des problèmes de logement. Plusieurs documents vidéo viennent illustrer le propos, à commencer par un film du ciné-club de Dudelange sur les conditions de vie des ouvriers portugais à Dudelange. En 1973, à deux reprises, des Portugais qu’on pense envoyés par le régime pour intimider leurs concitoyens, s’en prennent physiquement à des stands de militants communistes révolutionnaires et maoïstes qui dénoncent les guerres coloniales.
La révolution des œillets est le dernier espoir des soixante-huitards
Le modèle portugais
L’exposition restitue aussi l’engouement suscité par la révolution. Un reportage d’une minute montre une manifestation du 11 mai 1974 en ville en l’honneur de la révolution. De nombreux documents montrent également l’attrait de jeunes Luxembourgeois pour l’expérience portugaise d’alors. On va au Portugal en 1975 comme on allait au Chili en 1973. „La révolution des œillets est le dernier espoir des soixante-huitards“, observe Régis Moes.
Infos
L’exposition se tient jusqu’au 5 janvier 2025 et est accessible du mardi au dimanche de 10h à 18h (20h le jeudi). Un important programme de conférences accompagne l’exposition. À relever notamment „Portugisesch Diktatur, Kolonialkricher an Nelkenrevolutioun am Kino“, par Yves Steichen, le 23/5,
„Un peuple uni à l’intérieur et à l’extérieur du pays?“ par Victor Pereira le 6/6 ou encore „L’immigration politique portugaise au Luxembourg avant le 25 avril 1974“ par António Paiva le 21/11.
Une photo montre que le 1ᵉʳ mai 1974, des Portugais du Luxembourg sont à Lisbonne. 800 personnes viennent écouter la section luxembourgeoise du parti socialiste portugais le 6 octobre au Casino syndical de Bonnevoie, tandis que le même nombre s’inscrira pour élire ses représentants à l’assemblée constituante en 1975, qui, dans la Constitution de 1976, parlera de socialiser les moyens de production. Cela peut contraster avec une communauté dans l’ensemble plutôt passive politiquement, fruit de deux générations éduquées à l’apolitisme. De nombreux documents évoquent les réactions de la société luxembourgeoise dans la situation changeante et tendue qui va du 25 avril 1974 à l’échec d’un coup d’État marxiste en novembre 1975.
L’exposition s’achève avec les témoignages de dix personnes en lien avec cette période et le Luxembourg. C’est là qu’on retrouve le réfractaire António Paiva, devenu ensuite secrétaire syndical du LAV luxembourgeois, Elsa Trindade, qui avait 14 ans quand la révolution est survenue et qui raconte la joie de vivre qui s’est alors emparée du Portugal. Ou encore Quintino Gomez, née en 1963 en Guinée portugaise, qui a vécu la guerre, enfant, et est venu s’installer au Luxembourg en 2004. Ces témoignages montrent une nouvelle fois à quel point la grande histoire peut traverser différemment les corps et les esprits.
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