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L’Etat-nation dans tous ses états (I)

L’Etat-nation dans tous ses états (I)

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La généralisation relativement récente de l’État-nation comme forme historique d’organisation politique accompagne la genèse et le triomphe du capitalisme
à l’échelle planétaire. Son développement est déterminé par une dialectique, particulière selon les pays, entre l’unification de marchés, l’édification d’institutions étatiques, et
la formation de nations.

Afin de pallier aux contradictions et conflits internes à la classe bourgeoise produits inévitablement par la concurrence, ce sont bien l’Etat bourgeois et ses institutions, y compris parlementaires, qui constituent le régulateur nécessaire au-dessus des mêlées partisanes. Pendant longtemps ce fut plus exactement l’Etat-Nation, devenu le pouvoir d’une bourgeoisie nationale plus ou moins territorialement défini, en conflits inter-impérialistes directs et souvent guerriers, notamment quant à l’exploitation des pays colonisés et asservis.

Une situation transitoire

A l’époque de la globalisation capitaliste l’Etat national tend à perdre de plus en plus de prérogatives au profit d’institutions internationales et des puissantes firmes transnationales dont le chiffre d’affaires est souvent supérieur à celui du budget ou du PIB de bien des Etats nationaux. Ceci dit, l’Etat national reste l’appareil central de domination, de coercition et d’encadrement des citoyens, comme le démontre notamment la dite crise des réfugiés.
La nation, elle, n’apparaît pas comme une substance originelle mise en forme par l’État, mais plutôt comme le résultat d’une entreprise d’unification territoriale, administrative, et scolaire (linguistique). La conscience nationale apporte ainsi à l’État territorial „le substrat culturel qui assure la solidarité citoyenne“ (Habermas). L’émergence du système des États-nations en Europe a pour envers (et condition) le processus de colonisation et de domination impériale du monde.

Ce que l’on désigne comme l’ordre westphalien, apparu au cours du XVIIe siècle, est un ordre partiel et inégal: certains États sont en effet restés plurinationaux; d’autres, comme l’Allemagne, ont connu un processus tardif et bureaucratique d’unification à faible légitimité populaire (à l’époque). Issus des grands partages coloniaux, nombre de pays d’Afrique ou du monde arabe ont constitué des ébauches fragiles d’États-nations modernes, estropiés dès leur formation par une insertion dépendante dans le marché mondial. Ils n’ont eu ni le temps ni les moyens de consolider une société civile active et un espace public vivant. Le philosophe Étienne Balibar pouvait ainsi affirmer que la formation des États-nations a échoué dans la majeure partie du monde.

Aujourd’hui la situation reste transitoire entre les anciens modes de régulation sociale essentiellement nationaux et des formes émergentes de régulation supranationale, partielle, à l’échelle continentale ou mondiale. Les effets du changement se manifestent d’ores et déjà dans l’évolution des formations sociales, dans la dissociation tendancielle des sphères politiques et économiques (d’où la crise des Etats-Nations et des classes dominantes), dans les tentatives de réorganisation du marché (zones de libre commerce, traités de libre-échange, ensembles régionaux), dans la formation d’un nouveau „droit“ international.

L’ébranlement des „compromis nationaux“ entre classes dominées et dominantes établis après la Seconde Guerre mondiale et pendant la période dite des „trente glorieuses“, période de croissance exceptionnelle, mine simultanément les solidarités de classe et la cohésion des Etats-Nations. Il est non seulement propice aux „pratiques identitaires“ et à la valorisation d’autres liens sociaux (nationaux, religieux, communautaires …), mais il met à mal le cadre de plus en plus restrictif et économiquement étouffant de l’Etat-nation, dans ses frontières établies avec une bourgeoisie nationale au pouvoir. Dans le cadre de l’Etat-nation les économies nationales dominantes formaient des ensembles relativement cohérents articulant un territoire, un marché, un Etat. La concurrence libérale débridée introduit au contraire des fractures entre une logique d’un capital de plus en plus transnational et une souveraineté politique liée à un espace public national. Il devient de plus en plus difficile d’attribuer une „origine nationale“ à telle ou telle firme ou à un produit. Les inégalités entre gagnants et perdants de la globalisation se creusent non seulement entre pays, mais au sein même des métropoles dominantes. D’où la perte de légitimité et d’efficacité d’institutions battues en brèche par les effets conjugués de la dérégulation, des privatisations (renforcement des pouvoirs économiques privés au détriment du service public), et de la mondialisation (perte de contrôle sur les rapports économiques et monétaires). Le cadre national s’est révélé trop étroit pour le développement des forces productives.

La mondialisation capitaliste n’abolit pas mais accentue au contraire la loi du développement inégal et combiné qui régit l’accumulation du capital. L’impérialisme en tant que système organique de dominations et de dépendances ne se dissout donc pas dans un grand marché homogène ou dans „l’espace lisse“.

Les populismes

Il se transforme sous l’effet de la circulation accélérée et élargie du capital, des marchandises, de l’information, mais il ne disparaît pas pour autant. La dispersion apparente des lieux de pouvoir masque en réalité une concentration sans précédent des puissances impériales et des grands monopoles, des transnationales si justement nommées: monopoles sur la puissance financière, sur les moyens de production, sur les moyens de communication, sur les armements sophistiqués, sur le savoir et les brevets. Qu’on l’appelle impérialisme ou empire, le système de domination subsiste, non seulement économique, militaire et culturel, mais aussi écologique avec la privatisation accrue des biens communs de l’humanité. La défense de la „nation politique“ (ou républicaine – en France), le populisme „de gauche“ selon Mélenchon et Cie, constitueraient une troisième voie possible entre le repli sur la nation ethnique et sa dissolution dans le cosmopolitisme marchand, entre un nationalisme de combat et un cosmopolitisme au service des dominants. Au Luxembourg la gauche alternative, à la traîne du débat il est vrai, propose même une Constitution sans grand-duc, et pas un mot sur les rapports sociaux ou de production. Une „radicalité“ qui fait ringard et, franchement, hors des temps. D’ailleurs à l’épreuve de questions concrètes, telles que les politiques d’immigration, le droit des étrangers, le rapport de la citoyenneté à la nationalité, cette troisième voie se révèle plus qu’étroite: improbable.

Le „peuple“ auquel s’adressent les populismes modernes doit être indifférencié du point de vue de classe pour mieux se réduire à un conglomérat protestataire de pauvres (et non d’exploités), de „petits“, de laissés-pour-compte. Répondant à l’angoisse de préserver ce qui est en train de se défaire, le discours démagogique peut ainsi passer sans transition du registre pseudo-révolutionnaire au nationalisme différencialiste et xénophobe.

En fait le peuple n’est déjà plus le peuple de la citoyenneté mais la clientèle indifférenciée du spectacle marchand. Le rapport du peuple à la classe s’inverse ainsi. Au siècle dernier, la classe émergeait des différenciations sociales au sein du peuple. L’affaissement de la conscience de classe signifie désormais la désintégration du peuple dans la masse. Il n’est guère possible d’imaginer à quelles barbaries pourrait se prêter ce „peuple“, devenu „moins que peuple“, dont la violence plébéienne ne serait plus une violence fondatrice et révolutionnaire d’un droit nouveau mais une violence fasciste unilatéralement négative et barbare.

Robert Mertzig