Les cinq membres du jury du Luxembourg Encouragement for Artists Prize (LEAP) ont distingué l’œuvre de Stefania Crisan parmi cinquante artistes au départ et quatre à l’arrivée. „Son installation spatiale nous a impressionné.e.s et sa performance, qui nous a captivé.e.s dès la première seconde, a ouvert de nombreuses nouvelles perspectives sur un travail, qui, à partir du lieu d’une catastrophe écologique, concerne plus largement la condition humaine“, explique le jury pour motiver son choix.
Stefania Crisan vit et travaille entre sa ville natale de Timisoara en Roumanie et Metz, ville où elle a poursuivi des études d’art. C’est par son passage à Metz qu’elle a créé ce lien avec le Luxembourg nécessaire pour pouvoir postuler au LEAP. Mais c’est en Roumanie qu’elle a trouvé le sujet qui lui a permis de l’emporter. En 2013 et 2014, elle a participé à la plus grande mobilisation écologique de son pays contre un projet d’extraction d’or porté par une compagnie canadienne. Les manifestants mettaient en garde contre les conséquences d’une pollution au cyanure qui ne manquerait pas de toucher le Danube et tous les pays qu’il traverse. Trois ans plus tard, la jeune femme apprend l’existence d’un précédent en Transylvanie. Dans les années 70, le village de Geamana a été vidé de la quasi-totalité de ses habitants pour être englouti au fond d’un lac artificiel de décantation accueillant les résidus toxiques d’une mine d’extraction de cuivre. L’artiste décide de mettre son art au service de la cause. Elle s’y rend à trois reprises en 2017, 2019 et 2020 et en ramène les trois pièces du triptyque exposé pour la première fois au complet aux Rotondes.
„Activisme poétique“
Pas plus que le régime communiste auquel il a succédé, le régime démocratique roumain ne veut qu’on en parle. La catastrophe se poursuit, comme on le voit au clocher de l’église qui disparaît peu à peu dans les eaux polluées. Puisqu’il est interdit de faire des vidéos des lieux, l’artiste de 29 ans a choisi ce medium pour afficher le caractère militant de sa démarche. „C’est un activisme, mais un activisme poétique, très doux, les cadrages font penser à des peintures“, explique l’artiste devant le premier des trois chapitres auquel est intégrée la vidéo.
Ce premier chapitre raconte la rencontre de l’artiste avec le paysage. „J’ai été intriguée par sa beauté. On ressent une forte émotion, un sentiment de sublime devant quelque chose de beau et de terrible en même temps.“ Dans une vidéo faite d’une succession de plans fixes décrivant à la fois la beauté des lieux et ses multiples pollutions, l’artiste y exprime sa culpabilité à s’émouvoir devant ces lieux. Elle raconte aussi une rencontre avec deux vieilles dames, qui forment une des onze familles qui habitaient les hauteurs du village et sont restées là malgré les aides proposées pour déménager. Elles lui ont proposé de l’héberger en toute humilité. „J’ai trouvé ça beau de trouver cette humanité dans cet espace.“
Au pied de l’écran, elle a reconstitué la carte du lac et ses pollutions colorées à partir de vues aériennes. C’est la matière première d’une performance chantée, intitulée „Reverse the anthropy“, durant laquelle deux personnes font rouler une boule de terre pour mélanger les couleurs, œuvrer à une inversion du temps et au retour à un état vital.
Bienveillance et résilience
Le deuxième volet est la narration tirée d’un deuxième voyage en 2019 et de la disparition d’Ophelia, une des deux femmes qui lui avaient offert le couvert. Elle en tire un hommage, sous forme d’une performance, d’abord, lors de laquelle elle revêt un tissu en référence à l’écharpe traditionnelle que l’habitante de Geamana portait et bénit l’assistance à l’aide d’une plante sèche dont s’échappent des „graines de bienveillance“. La deuxième partie de ce chapitre est composée du visage de la défunte modelé en céramique, sur lequel repose une cire opaque, qui, chauffée, devient transparente et laisse apparaître le portrait de la défunte. Ophelia disparaît comme le village a disparu dans le cyanure. L’image accélérée de ce processus long est projetée sur un tambour, symbole et moyen d’entrer en contact avec les esprits, accroché à une corde verticale.
Le troisième et dernier chapitre descend à une échelle encore plus petite, celle des abeilles. Le périmètre de l’installation reconstitue l’intérieur d’une église avec sur les murs les traces de la catastrophe, tracées à l’argile et à la cire. Une corde est dessinée au mur comme dans les églises de Transylvanie. Elle nous relie à la terre et renvoie à la corde verticale qui, elle, relie au ciel. „Ça parle beaucoup de spiritualité, mais mon intention n’est pas de parler de choses religieuses“, signale l’artiste. „Il ne s’agit pas d’une propagande religieuse, mais d’un appel à retourner à la terre, développer une conscience écologique.“
Infos
L’exposition des quatre finalistes du LEAP est visible jusqu’au 4 décembre aux Rotondes à Bonnevoie, les jeudis et vendredis de 15 à 19 h, les samedis et dimanches de 13 à 18 h. Les quatre finalistes seront présents le 4 décembre. À côté des œuvres de Stefania Crisan, on retrouve celles de Lynn Kemmel et de Marie-Audrey Ramirez, on peut aussi découvrir le très intéressant travail de Heintz, „Character“, quête de personnes portant le nom de Winston Smith, héros de „1984“ de Georges Orwell et prétexte à parler d’identité masculine et de racialité. Les quatre finalistes seront présents le 4 décembre.
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