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Passion livres Une histoire de flou

Passion livres  / Une histoire de flou
Alexandre Labruffe Photo: Editions Gallimard/Francesca Mantovani

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On l’avait remarqué pour son tonique premier roman, „Chroniques d’une station-service“ (Verticales, 2019), il revient plus fort encore avec „Wonder Landes“, un récit familial drôle à pleurer et sombre comme la forêt des Landes, principal personnage du roman et région d’où l’auteur est originaire. Alexandre Labruffe, perdu dans le flou de la famille, entre frère et père.

Il y a ceux qui héritent d’une belle maison dans le Pays basque et des certitudes qui vont avec ; et il y a ceux qui devront se contenter de pas mal de dettes et d’une réponse évasive, voire intrigante, à toutes les questions existentielles qu’ils se posent. „Le flou, c’est familial“, c’est en quelque sorte le testament laissé par la mère trop tôt disparue d’Alexandre Labruffe, le narrateur de „Wonder Landes“, qui appartient de toute évidence à la seconde catégorie.

Mais commençons par le commencement de ce récit ébouriffant, découpé en quatre saisons – Printemps, été, automne, hiver – et en de multiples fragments, dont l’écriture, à force de boucles suivant la lente descente en enfer du narrateur confronté à l’implosion familiale, s’échappe de plus en plus souvent vers une forme de prose poétique, toujours sèche, toujours percutante. Nous sommes au tout début du roman et le frère du narrateur, Pierre-Henri Labruffe, dit PH., disparaît après avoir subtilisé le passeport de son cadet. Sans doute pour échapper à ses créanciers, certainement pour ne plus croiser ses amis peu fréquentables, peut-être pire. Bien pire. Car aux yeux de son frère exilé à Paris, la vie de cet adepte du masque „comme pare-feu“ est une véritable énigme. Multipliant les business louches et les projets d’entreprises les plus improbables, quelque part entre Bordeaux et la région des Landes, où son père est installé, PH. brûle son existence personnelle et professionnelle par tous les bouts, soutenu par un paternel étonnamment prêt à soutenir les rêves d’argent facile de son fils aîné. Jusqu’à la ruine.

Lorsqu’il s’avère que PH. est en prison et fait face à sept chefs d’accusation – „enlèvement, séquestration en bande organisée, participation à une association de malfaiteurs, blanchiment, escroquerie, tentative d’extorsion, tentative de séquestration“, rien que ça –, c’est une déflagration. Et c’est le point de départ d’une plongée vertigineuse dans l’histoire familiale des Labruffe – qui signifie „sorcière“ en gascon …

„Comment faire la biographie du flou?“, s’interroge Alexandre au terme de cette apnée romanesque à la fois délirante et bouleversante. Difficile, en effet, de cerner la personnalité de l’insaisissable PH., qui jongle avec les masques autant qu’avec les coups tordus, et s’apparente à la famille des „déraciné[s] du réel“. Est-il seulement coupable de ce qui lui est reproché? Ou alors, comme il le prétend, est-il lui-même victime d’une manipulation? À moins que ce ne soit lui le manipulateur? Ou bien est-il simplement malade, atteint d’un trouble psychiatrique que ses parents auraient cherché à dissimuler, à lui comme à toute la famille? Il faut préciser là que les Labruffe entretiennent un étrange rapport avec la réalité : „Mon père et mon frère (par ricochet : moi, par extension: ma mère) ont constamment estimé que la réalité était un bout de papier, un brouillon qu’on froissait, roulait en boule et jetait, quand elle ne plaisait pas. De la poussière sous un tapis. D’autant plus quand on la mord.“

„Wonder Landes“, c’est le retour du boomerang de la réalité en pleine face. Celle du père, celle du fils. Des fils. Avec son frère en prison et son père qui déraille, qui défaille, Alexandre est contraint à une introspection douloureuse, obligé de pousser la porte de la „chambre noire“ qu’est restée son enfance pour retrouver ses souvenirs. Histoire de ne pas sombrer corps et âme. Corps en tout cas. Pour le reste, une partie du mal est faite. C’est d’ailleurs ce qui l’a poussé, il y a bien longtemps, à fuir la demeure familiale et l’inquiétante forêt des landes, demeure des esprits intranquilles, pour vivre auprès des fantômes plus accueillants de Corée, le pays du matin calme. On peut aussi appeler ça l’instinct de survie.

Avec un incroyable sens du rythme et l’art d’appuyer avec les mots là où ça fait mal, et surtout avec un humour qui lui permet de continuer à faire face, Alexandre Labruffe décrit le cheminement tranquille de la folie au cœur d’un paysage familial totalement dévasté. C’est un récit à l’image du frère, inquiétant, sauvage, souvent désopilant. Tout autour de PH. gravite un ensemble de personnages aussi déjantés que flamboyants. Mention spéciale à Kim, la compagne d’Alexandre, et à ses fréquentations chamaniques. Sans oublier les innombrables et excentriques maîtresses du père, que le fils découvre peu à peu. En même temps qu’il révèle le mystère d’une mère dont on attend (impatiemment désormais) le roman.

Mais au-delà de cette cascade stupéfiante de révélations, qui relient les générations entre elles et reconstituent péniblement une généalogie destructrice, „Wonder Landes“ est aussi hanté par un sentiment fraternel rageur, douloureux, inépuisable. Une phrase suffit à Alexandre Labruffe pour le dire encore mieux qu’un roman : „Au-dessus du gouffre, il y a un fil, je pense. C’est ce qui nous relie, mon frère et moi.“

(Laurent Bonzon)

Alexandre Labruffe

„Wonder Landes“
Verticales, 2021
288 p., 19 €