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Berlinale / Réinventer le thriller
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„El Profugo“ de l’Argentine Natalia Meta, en compétition pour l’Ours d’Or au Festival du film de Berlin réinvente les codes du thriller pour nous offrir un film incroyable de maîtrise et d’ingéniosité, aussi bien dans le récit que dans le travail au son et à l’image.

Et si les rêves avaient la même valeur que la réalité éveillée? Et si certains des personnages issus de nos songes pouvaient traverser les frontières pour nous atteindre au-delà de l’inconscient, dans une vérité tangible et quotidienne? Le „profugo“ (le fugitif) est un être surnaturel en provenance des rêves, qui pénètre la réalité comme le ferait un fantôme. C’est également l’une des figures majeures du roman „El Mal Menor“ (Le Moindre mal) de C.E. Feiling qui a inspiré la réalisatrice argentine Natalia Meta pour son deuxième long-métrage, présenté en compétition lors de la 70e Berlinale.

Un film d’une qualité et d’une maîtrise rares: chaque plan est pensé jusque dans ses moindres détails, chaque cadre raconte à lui seul l’histoire du film, dans un langage visuel d’une précision et d’une profondeur dans l’expression qui rappelle Stanley Kubrick. Chaque image a sa place dans la narration, chaque mot fait avancer l’intrigue, rien n’est laissé au hasard.

Rares sont les films qui utilisent si parfaitement chacune de leurs composantes pour raconter leur histoire: d’abord les acteurs, excellents, dont la performance mais également le physique participent à instaurer une atmosphère étrange et surréaliste; ensuite le travail admirable effectué sur les mille et une nuances et possibilités offertes par le son; mais aussi la magnifique cinématographie qui constitue une langue à elle seule; enfin le génie du scénario qui parvient à combiner avec sens, puissance et humour des genres très différents les uns des autres – l’horreur, la comédie noire, mais aussi une histoire d’amour.

Inés est doubleuse: elle est la voix espagnole d’actrices asiatiques que l’on perçoit haletant à l’écran, ligotées par leurs amants violents ou poursuivies par des hommes effrayants. Depuis l’enfance, Inés est sujette aux cauchemars, qu’elle vit de manière très intense au point de peiner parfois à les distinguer de la réalité, au réveil. Après un événement traumatisant survenu durant ses vacances, Inés doit petit à petit accepter de se rendre à l’évidence: quelque chose ne va pas.

Dans la chorale où elle chante, sa voix de soprano ne parvient plus à atteindre les aigus qu’elle maîtrise d’habitude. Lors de sessions d’enregistrement au studio, le malaise se précise: l’ingénieur du son détecte des interférences, des sons d’origine inconnue qui viennent brouiller les pistes. Dans la pièce plongée dans l’obscurité, une actrice plus âgée à la longue chevelure blanche apparaît soudain près d’Inés. Son diagnostic est tranchant: Inés est victime d’un „profugo“, hantée par une présence qu’elle a fait sortir de ses rêves et qui l’accompagne à présent dans ses jours et ses nuits … il revient à elle de le chasser, de reprendre la place qu’elle a créée pour lui dans sa vie.

Rarement un thriller aura autant fasciné, et ce, à tous points de vue. Natalia Meta oscille entre réalité et surnaturel dans une maîtrise admirable. Chaque anomalie, chaque étrangeté, trouve sa source dans un cadre réaliste et logique: le travail sur le son lié au métier d’Inés et à son activité de chanteuse, mais également ses insomnies, sa prise de médicaments … tout est pensé, planté, tout fait sens, et en même temps, Meta nous surprend, nous tient en haleine, et nous fait rire, aussi.

On est très loin des ressorts grossiers de certains films d’horreur qui jouent sur un son décuplé pour faire sursauter le spectateur, ou sur des actions surlignées qui en disent trois fois trop. Le cinéma de Meta est subtil, intelligent, parfaitement dosé – de la dentelle dans l’horreur et dans le suspense. Pas de sang ni de violence, mais une ingéniosité folle dans le son, le scénario et à l’image. Elle joue sur une silhouette dans un couloir qui se perd dans un décor obscur, immense et oppressant; sur le dédoublement des personnages dans les miroirs, sur les reflets distordus dans les meubles. Le reflet minuscule d’une lumière dans des yeux noirs donne à un visage une apparence surnaturelle. Dans une pièce noire, une bouche ouverte nous apparaît, rouge orangée, comme un silencieux cri venu des enfers de l’enfer – en réalité un examen routinier des cordes vocales …

On pense par moments au Horla de Maupassant ou à Phantom Of The Paradise de Brian de Palma (notamment à cause de l’utilisation qui est faite de l’orgue et à l’originalité de l’histoire d’amour), mais El Profugo est véritablement unique en son genre. Une pépite.