„Quand je me réveille, les premières choses que je vois autour de moi sont des objets, et je veux savoir pourquoi ils sont tels qu’ils sont, qu’ils présentent telle forme, ont telle couleur.“ C’est à travers les objets que l’artiste plasticienne Hisae Ikenaga pense le monde et le donne en retour à penser. On peut faire dire beaucoup de choses aux objets, tant ils sont au centre de nos vies et que s’y concentre un faisceau d’intentions diverses, qui permettent autant de parler de leur fabricant, de leur designer ou de l’acheteur, comme de leur forme, de leur fonction ou des valeurs qu’ils véhiculent. Une condition préalable est toutefois de prendre le temps, de rompre avec une vision purement utilitariste, de réussir à s’extraire des automatismes pour s’intéresser à ces outils qui saturent notre monde. L’attention aux objets, chez Hisae Ikenaga, relèverait presque de l’hygiène de vie. „En général, dans la vie, il serait bon de prendre notre temps, et de réfléchir aux choses, aux comportements, aux événements qui nous surviennent, aux relations avec les gens, à la nourriture“, dit-elle.
Depuis une semaine, Hisae Ikenaga poursuit ses recherches dans les ateliers flambant neufs du Bridderhaus. Invitée pour une résidence de deux mois jusqu’à la fin juillet, elle commence à réfléchir aux pièces qu’elle va produire pour une exposition que la Konschthal lui dédiera au printemps prochain. Elle poursuit sa recherche sur les oppositions entre le viscéral et l’industriel, le chaud et organique de la céramique d’un côté et le froid de l’inox de l’autre. Elle devrait passer à une plus grande échelle et pense s’essayer à des productions viscérales de plus grande ampleur en recourant à des procédés industriels.
Cette résidence est en tout cas une période de retrait, la possibilité de s’extraire de son quotidien à Luxembourg. „En venant en train de Luxembourg à la gare d’Esch, puis en marchant dans la ville, tout est totalement différent, il y a beaucoup de magasins différents, une culture particulière. Luxembourg est une ville plus sérieuse, plus propre. Esch est plus dynamique, plus mélangée“, constate-t-elle. Ce n’est pas sa première halte artistique ici. Elle a livré une œuvre pour le parcours d’artistes en dix-sept stations, „Nothing is permanent“, durant Esch2022. Elle était derrière une vitrine, jouant avec l’ambiguïté commerciale des lieux. „Il était amusant de voir les gens traverser la rue, essayant de voir et se figurer ce que j’étais en train de faire.“ Elle fait une expérience similaire actuellement à la Cecil’s Box du Cercle Cité (à voir jusqu’au 27 août, de jour comme de nuit) à Luxembourg, où elle expose justement un bric-à-brac de viscères et d’étagères métalliques. Avec cette installation baptisée „Visceral rack“, elle vise à créer „une sensation d’absence de contrôle et de délaissement“.
Résidences gigognes
Cette résidence concrète de deux mois à Esch s’imbrique à l’intérieur d’une résidence imaginée, à durée indéterminée au Luxembourg. Hisae Ikenaga vit son séjour débuté au pays il y a cinq ans, à la faveur d’une mutation professionnelle de son mari, comme la résidence que, maman de deux filles, elle ne pouvait faire comme les autres quand elle vivait encore à Madrid. En quittant la capitale espagnole, ses ami.e.s et les sollicitations qui vont avec, elle a pu se concentrer sur son travail.
Depuis, il y a eu plusieurs bonnes nouvelles. La première fut celle de remporter en 2020 le prix LEAP (Luxembourg Encouragement for Artists Prize). Une Installation baptisée „Sutil Olvido“ (Oubli subtil), dans laquelle elle questionnait la fonctionnalité des meubles, construite avec des tubes en métal récupérés, qui rappelle le mobilier en vogue durant la jeunesse de l’artiste, en y oubliant des objets intrus. Le jury avait été saisi par „l’étrangeté et l’ironie qui transgressent avec le minimalisme apparent du travail de l’artiste“.
J’aime être ironique et demander aux gens de penser les contradictions que je leur mets sous les yeux
Ce prix a permis de familiariser le milieu artistique avec son travail, de s’épargner de devoir prendre son bâton de pèlerin pour aller expliquer à tous, sa démarche. Elle prend comme une nouvelle récompense la sélection du projet présenté avec la galerie Nosbaum Reding, pour l’appel d’offres lancée par Kultur | lx, en collaboration avec l’ambassade du Luxembourg à Berlin, le ministère de la Culture et la Saarländische Galerie d’exposer dans cette dernière, à la rentrée, au moment de la Berlin Art Week. „C’est le début de la saison. Beaucoup de monde aime s’y rendre. Berlin a beaucoup de bonnes galeries. C’est une ville très importante en lien avec l’art. Etre là-bas, c’est comme gagner un prix.“
Dans la capitale allemande, elle présentera des œuvres déjà exposées au Luxembourg et en Belgique. Ce seront de nouveau des sculptures, et des travaux accrochés aux murs qui travaillent sur la dichotomie entre l’industriel et l’organique. Dans une salle arrière, il y aura un espace qui sera un mix de cuisine, d’atelier d’artiste et de laboratoire. Des pièces qui lui ont valu le LEAP seront aussi exposées pour interroger de nouveau la limite entre art et objets.
Une filiation surréaliste
Hisae Ikenaga tient à la touche ironique, à la transformation des objets pour réinterroger leurs fonctions et rire des valeurs que nous pensons pouvoir leur attribuer. C’est ce qui la rattache aux surréalistes et dadaïstes, amateurs d’objets trouvés et détournés. Elle ne cache pas une certaine filiation. Son art, dit-elle, véhicule la même distance, un souci de ne pas être trop sérieuse, mais de faire tout de même réfléchir. „J’aime être ironique et demander aux gens de penser les contradictions que je leur mets sous les yeux. Ils le notent, mais d’une manière amusante. Même si je suis critique, j’aspire à faire rire. L’art peut être agréable.“
Ces équilibres précaires, cet art du bancal, sont aussi inscrits profondément en Hisae Ikenaga qui est le produit du pays où elle a grandi et qui ressemble à son art: le Mexique. „Au Mexique, il y a de grandes contradictions dans la société, il n’y a pas une seule manière, correcte, de faire les choses. Ce n’est pas possible, les institutions ne sont pas toujours fiables. Il faut trouver d’autres voies“, explique-t-elle. Elle aime que les objets deviennent inutiles. C’est ce qui lui interdit de s’imaginer se lancer dans la production pour se faciliter la tâche financièrement. „Des gens me disent que je devrais faire davantage dans le design. Mais je ne peux le faire. J’ai toujours l’impression de devoir faire quelque chose qui ne fonctionne pas. Quand ça fonctionne, je n’aime pas. Ça devient un objet. Je ne veux pas faire d’objet, mais de l’art basé sur les objets.“ Entre consommation et réflexion, Hisae Ikenaga a fait son choix.
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