Et ce mois-ci, c’est autour de Jack Kerouac, héros accompli de la Beat Generation, dont on fête le centième anniversaire de la naissance, que les éditeurs nous réservent quelques belles surprises: outre une nouvelle traduction (par Pierre Guglielmina) d’„Anges de la désolation“ (Denoël, 2022), qui fait magnifiquement revivre le rêve avorté de la découverte du grand Ouest américain par un héros déjà bien fatigué, on peut lire la réédition en poche de „La Grande Traversée de l’Ouest en bus, et autres textes beat“ (Folio, 2022), mais surtout le premier roman, inédit en traduction française, de l’auteur de „Sur la route“.
Il est vrai que „L’Océan est mon frère“ („The Sea Is My Brother“), que Jack Kerouac a écrit à l’âge de 21 ans et qu’il a peu estimé par la suite, est paru aux Etats-Unis il y a seulement une dizaine d’années. Une autre dizaine d’années auront donc été nécessaires pour satisfaire en version française une curiosité légitime pour les débuts littéraires de celui qui, avec William S. Burroughs, Allen Ginsberg et quelques autres, dynamita le style et réinventa le rêve américain, version „On The Road“. Ce que l’on découvre dans „L’Océan est mon frère“, c’est que le rêve d’une autre vie est consubstantiel au projet littéraire de l’écrivain Kerouac. La mer est comme une manière de vivre, un environnement qui, non seulement en impose à l’étroitesse de l’individu, mais induit également, chez les hommes qui la choisissent au détriment de la terre ferme, c’est-à-dire les marins, un système organisé et autonome de vie commune, possédant ses propres lois et produisant ses propres solidarités agissantes. L’utopie réalisée d’une „austère fraternité des hommes“, version marine marchande. L’esprit des pionniers réincarné, la liberté sexuelle en plus.
Et tout commence, une fois encore, par une série de nuits de débauche dans les bars et les boites de New York. Il y a d’abord celle dont se réveille l’énigmatique Wesley Martin, avec les poches vides et la gueule de bois ; puis celle qui conduira ce jeune homme énigmatique, qui semble avoir déjà traversé pas mal d’épreuves et cultiver l’art de vivre sans crainte du lendemain, à rencontrer le jeune universitaire William Everhart. La route, le vagabondage et puis s’embarquer, c’est le triptyque gagnant de Wesley, qui va fasciner ce prototype de l’intellectuel de gauche à la mode américaine, pris dans ses contradictions entre confort matérialiste et aspirations romantiques. Au terme d’une fête sans fin, Everhart embarque sur un coup de tête aux côtés du matelot expérimenté, incarnation de l’homme libre. De toute façon, „quel profit pourrait espérer un homme qui plante des racines profondes dans une société qui est à tous égards insensée et changeante?“, s’interroge le spécialiste de littérature en rupture de ban, histoire de se rassurer. Car c’est bien cela (aussi) que raconte ce premier roman: le sentiment d’une jeunesse idéaliste désabusée qui pousse au cœur de l’Amérique matérialiste et triomphante, s’apprêtant à entrer en guerre contre l’Allemagne nazie. „Regarde ce que vingt-quatre heures et un instant de détermination peuvent faire!“, s’exclame Everhart, une fois à bord du Westminster, un cargo à destination du Groenland, „je suis en route … tout d’un coup. Merde! Je suis content de l’avoir fait. Ça va être un grand changement. C’est ce que j’appelle la vie. Tu sais, Wes, que tu es un pionnier à part entière.“
Loin de la faillite sociale, familiale et amoureuse qui hante les rues des grandes villes – comme les coulisses de la vie de Wesley Martin –, „L’Océan est mon frère“ reste pétri d’idéalisme. C’est peut-être cela qui, par la suite, tint l’auteur de „Sur la route“ à distance de ce premier roman qui respire encore l’espoir un peu naïf de la fraternité et la force pure des océans. Parce que le temps et l’histoire portent de rudes coups à l’espérance des jeunes années, comme le montre, bien plus tard, „Anges de la désolation“. En attendant, l’aventure est belle, il convient de la vivre intensément, auprès de Jack, Wesley, Bill et les autres …
Laurent Bonzon
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