Résumer la labyrinthique „Divine comédie“ de Dante Alighieri en quelques panoramas, voilà la rude équation que l’artiste Tacita Dean a été invitée à résoudre par le chorégraphe anglais Wayne McGregor. Elle pensait pouvoir se tirer de cet exercice soumis à tant d’autres artistes avant elle durant les sept siècles qui nous séparent de cette œuvre, en tentant de percer les secrets d’un décor. Mais elle a finalement décidé de ne pas devenir ce qu’elle n’était pas et de revenir à sa pratique artistique touche-à tout, confiait-elle vendredi au micro de la commissaire de l’exposition Suzanne Cotter, à l’occasion du lancement de l’exposition.
L’artiste de 57 ans s’en est sortie par plusieurs idées-forces et un sage recours à une variété de techniques qui répondent après tout parfaitement bien à la variété des expériences vécues par Dante dans le triptyque que forment „L’Enfer“, „Le Purgatoire“ et „Le Paradis“. Tacita Dean a décidé d’utiliser trois supports différents, tandis que les décors évoluent de trois manières, du négatif au positif, du monochrome à la couleur, et de la représentation à l’abstraction.
La galerie Est du premier étage du Mudam documente ainsi le résultat de ce travail baptisé „The Dante project“. Les décors qui se donnent à voir sont ceux qui figuraient sur scène lors de la première du ballet à la Royal Opera House en octobre 2021. Après leur passage par le Mudam, ils figureront sur la scène du palais Garnier à Paris du 29 avril au 31 mai 2023. Pour „Inferno“, l’artiste a renoué avec une de ses anciennes pratiques, le travail à la craie sur ardoise. À ses débuts, elle effaçait le contenu de ses pièces réalisées selon ce procédé après chaque exposition pour le restituer autrement à la suivante. Le monde à l’envers de l’enfer qu’elle présente de cette manière ressemble à „La carte de l’enfer“ de Botticelli, démultipliée et transfigurée en paysage de montagnes dessiné sur un tableau noir de plus de douze mètres de long. L’artiste a parsemé ce paysage de mots jaillis de son écoute de l’obscure actualité du Brexit au moment de sa réalisation. Cette actualité fut la meilleure preuve que les thèmes des élites corrompues et des prophètes de l’apocalypse, promis à l’enfer dans l’œuvre de Dante, sont toujours bien d’actualité. Sur scène, un miroir en ellipse rétablit le sens des montagnes, laissant entrevoir aux damnés en contrebas le monde normal auxquels ils n’ont pas accès.
De Florence à Los Angeles
Les œuvres évoquant le purgatoire évoluent entre tirages négatifs et positifs de photographies des rues de Los Angeles, qui partagent pour point commun de voir figurer un jacaranda – arbre au feuillage violet à l’arrivée du printemps. Pour créer cet entre-deux, elle a photographié au moyen d’une chambre photographique 8 x 10. Elle a isolé sur le négatif le rendu vert de l’arbre en crayonnant en blanc les éléments alentour. Enfin, c’est en toute logique, pour qui connaît l’œuvre de Dante, que le paradis est celui qui reçoit à la fois la couleur et le traitement le plus abstrait. C’est la première fois d’ailleurs que la vidéo hypnotisante „Paradise“ est montrée en tant qu’œuvre autonome, en dehors du contexte du ballet. Elle s’inspire des motifs circulaires et planétaires décrits par Dante, tandis que ses couleurs intenses sont empruntées à la palette de William Blake. La palette sonore pour sa part porte la trace de l’infernale pandémie qui l’a vue naître. Il s’agit en effet d’une simulation numérique de la partition pour orchestre écrite par Thomas Adès, produite à l’aide du système MIDI. Dans le couloir qui relie les galeries Ouest et Est, on retrouve, sous forme de dix sérigraphies, des extraits de ce film expérimental de Tacita Dean.
Dans la galerie Ouest, c’est à Los Angeles que l’on se retrouve. L’artiste de 57 ans, attentive au passage du temps, à l’histoire et aux faits infimes de l’existence, nous plonge dans un film tourné en 16 mm et baptisé „One Hundred and Fifty Years of Painting“ (2021), qui documente une conversation entre les peintres Luchita Hurtado et Julie Mehretu. Le titre est l’addition des âges des deux protagonistes. Réalisant qu’elles étaient toutes deux nées le même jour de l’année – un 28 novembre – et qu’elles auraient respectivement cent ans et cinquante ans en 2020, Tacita Dean décida de les filmer dans l’appartement de Luchita Hurtado à Santa Monica, dans les premiers jours de 2020. Ce sera finalement une sorte de film-testament pour la première nommée décédée durant l’été 2020. Elle tente d’y rassembler ses souvenirs d’une vie aventureuse et tourmentée, son bonheur d’être terrienne, le suicide de l’espèce humaine auquel elle pense assister, mais aussi et avant tout sa peinture, que jusqu’à 80 ans, elle protégea du regard et du jugement extérieurs.
On regarde le film dans un pavillon rectangulaire, à l’entrée duquel figure un tableau de chacune des deux interlocutrices et autour duquel se déroulent trois séries dont le sujet est le ciel de Los Angeles, devant lequel Tacita Dean a appris à s’émerveiller depuis son installation outre-Atlantique en 2015. Elle parvient à rendre, avec une si grande fidélité, les ciels de fin de journée qu’il ne se peut, au final, que s’agir d’une autre technique que la photographie. Tacita Dean a d’abord dessiné les ciels, puis les a fait réaliser par les maîtres imprimeurs de Gemini G.E.L. à Los Angeles. Accrochées sur les murs, les deux séries de lithographies „LA Exuberance“ (2016) et „LA Magic Hour“ (2021). Ces dernières, très réussies, sont complétées par six petits dessins sur ardoise sur le même motif.
Le parcours s’achève dans la petite Galerie Ouest par „Buon Fresco“, un film réalisé en 2014 qui a pour sujet des œuvres contemporaines de „La divine comédie“, à savoir des fresques de Giotto conservées dans la basilique supérieure de Saint-François d’Assise en Italie. Filmées au plus près de leur surface, à l’aide d’un objectif macro, ses images offrent un aperçu inédit des fresques de Giotto, révélant la beauté de certains détails et le savoir-faire du peintre.
L’exposition de Tacita Dean est au final économique en mots et en images. On ne s’en étonnera pas quand on découvre dans la présentation qu’elle met en garde contre une accumulation exponentielle d’images. „Un monde qui n’oublie pas est un monde qui se noie dans son incapacité à oublier“, a-t-elle l’habitude de dire. Son œuvre est plutôt à voir comme une bouée lancée dans la mêlée.
Infos
L’exposition se tient jusqu’au 5 février 2023. Tous les évènements liés à l’exposition seront disponibles en ligne.
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