Le LuxFilmFest s’attache à coller à son époque, à programmer un cinéma pluriel et diversifié, à n’éviter aucun des débats contemporains avec ce naturel qui en fait l’un des 25 festivals les plus cools du monde. Dans le cadre des „Industries Days“, en collaboration avec le CNA, il a invité le sociologue Eric Fassin à tenir une conférence, à l’attention des professionnels du secteur, sur les contraintes et les opportunités que pose l’appropriation culturelle. „La question de l’appropriation culturelle arrive de manière assez frontale dans l’industrie“, explique le directeur artistique du LuxFilmFest, Alexis Juncosa. „Nous voulions préparer les gens à ces questions, parce que la notion d’appropriation culturelle est un terme valise qui avait besoin d’être clarifié.“
Le LuxFilmFest est soucieux de ne pas s’y faire prendre. „L’appropriation culturelle est un sujet fondamental, tant il est important de respecter les populations fragilisées ou les minorités dans ce qu’est leur identité, au même titre que nous avons été et sommes soucieux de questionner la balance des genres, ce qui était un débat il y a quelques années et qui ne l’est plus. On doit anticiper les questions de demain et éviter les contenus qui pourraient être problématiques.“ Il est déjà arrivé au festival de ne pas prendre des films parce qu’ils relevaient de cette problématique. Et s’il devait être rattrapé par une polémique après programmation, une remise en question s’ensuivrait. „On n’est pas à l’abri de faire des erreurs“, admet Alexis Juncosa. „On serait en pareil cas très soucieux d’écouter et de corriger le tir.“
Le Luxembourg a pour le moment été à l’abri du débat. Le casting de la saison 2 de „Capitani“ relevait davantage de l’assignation culturelle que de l’appropriation. Néanmoins, l’appropriation culturelle, qui consiste en la transformation en propriété de pratiques culturelles ou d’histoires de minorités qui ne sont pas les nôtres, est devenue un concept international, qui circule au même titre que la culture. Le concept traîne aussi dans son sillage, les reproches de woke et de cancel culture qui tentent d’en désamorcer la portée en attaquant ceux qui prennent au sérieux ce que le terme veut dire. Le sociologue français Eric Fassin est habitué à entendre ces dénigrements. Américaniste, spécialiste du genre et de la race, il multiplie les possibilités d’être exposés.
„La politisation ne va pas seulement dans un seul sens“, rappelle-t-il ainsi en préambule à sa conférence. Homme blanc, la soixantaine passé, il pourrait aussi faire l’objet de critiques des dénonciateurs de l’appropriation culturelle, en traitant du sujet. „L’appropriation culturelle, comme la race, comme le genre, n’est pas juste à propos de ceux qui en expérimentent la violence, mais c’est le problème de chacun, y compris ceux qui bénéficient de ces dominations“, défend-il. S’il n’est pas neutre, l’intellectuel ne se veut pas militant non plus, mais veut assumer son rôle d’intellectuel consistant à accompagner et faire avancer le concept.
Inclure les questions de pouvoir
„L’appropriation culturelle, c’est une question de circulation de la culture. La circulation de la culture est une bonne chose. Nous ne disons pas que chacun devrait rester chez soi“, explique-t-il. „La culture consiste à s’intéresser à des choses qu’on ne connaît pas, mais cela s’opère dans une situation de domination. La domination n’est pas l’exception.“ Le concept d’appropriation culturelle est très certainement la conséquence de la mise à nu des mécanismes de domination auxquels les sociologues se sont attelés depuis des décennies. Il s’agit d’une réaction à la hauteur du déséquilibre des forces. Le surgissement de cette question a aussi à voir avec la redéfinition du racisme, qui n’est plus ce que les racistes font, mais ce que les racisés endurent. À travers la notion de racisme structurel, ce sont des mécanismes de domination opérant en permanence qui sont désignés.
Par rapport à d’autres sujets qui lui sont voisins, comme le black face, le retrait des statues, ou la réécriture des livres, la spécificité du reproche d’appropriation culturelle est que des projets anti-racistes peuvent se voir taxés de racistes à sa lumière. „Ce n’est pas seulement une question de voler quelque chose, mais aussi de bonnes intentions. Ces bonnes intentions ne sont pas suffisantes.“ Eric Fassin souligne qu’il n’y a pas deux camps, deux alternatives, ni des craintes d’une disparition des hommes blancs („c’est plutôt l’inverse qu’on observe pour le moment“, s’amuse-t-il), mais des questions à se poser. „Un prérequis est de rendre explicite ce que l’on fait“, explique le sociologue. „Il faut ensuite voir comment inclure des questions de pouvoir à l’intérieur du travail, ce n’est pas ‚on ne s’en occupe pas ou alors on arrête tout’, mais comment continuer ce qu’on fait en prenant en compte ces questions.“ De ce processus peuvent naître de nouvelles manières de travailler, mais aussi de nouvelles perspectives sur le sujet traité.
Symbolique et économique
„Le danger est de séparer culture de la politique pour rendre le débat hors sujet“, prévient le sociologue. Proposer une représentation du monde, comme le font les différents champs de la culture, est un acte politique, à forte valeur symbolique. Le débat sur l’appropriation culturelle est donc d’abord symbolique, comme lors de la controverse survenue en 2016 avec la peinture „Open Casket“ de Dana Schutz, accusée par des gens de la culture de transformer la souffrance d’un noir en profit et divertissement. Le cas du spectacle „Kanata“ monté en 2018 par Robert Lepage à la Cartoucherie à Paris, dans lequel il aborde les droits des peuples indigènes du Canada, sans les inclure sur scène ou en dehors, a aussi rappelé qu’il s’agit de s’approprier une histoire intime, acte dénoncé en une formule tonitruante par des autochtones: „On nous a volé nos terres, nos enfants, on ne va pas nous voler nos larmes.“ Eric Fassin encourage d’ailleurs les gens du cinéma à aller à la rencontre des premiers concernés par l’histoire qu’ils projettent de tourner, pour avoir aussi un autre point de vue à ce sujet, et peut-être pouvoir donner un autre ton à l’idée de départ.
L’appropriation culturelle est aussi question de public. C’est le succès de „Paris is burning“, documentaire sur les drags queen des minorités latinos et afro de New York, qui a posé problème à l’universitaire Bell Hooks qui en a critiqué l’approche exotique des autres et une forme de consommation de leur pratique culturelle („eating the others“). Pour les spectateurs blancs qui ont fait son succès, la race est un objet et non pas un élément d’identification.
L’appropriation culturelle est une question politique/symbolique, mais aussi une question économique, en termes d’opportunités d’emplois et de revenus, d’autant plus dans une industrie du cinéma qui brasse de grosses sommes d’argent, fait remarquer Eric Fassin. Et la création est là aussi guidée en anticipant l’audience qu’il aura. C’est ainsi, que Disney a décidé de s’adapter aux débats de son temps, comme en proposant avec „La Belle et la bête“, d’en finir avec les femmes qui ne sont qu’un corps, ou encore purgeant „Dumbo“ de ses éléments racistes. À l’inverse, James Cameron avec „Avatar“ ne se sent pas contraint par ces débats. Cela montre que l’industrie du cinéma ne fonctionne pas de manière idéologique, mais par logiques de marketing, fait remarquer d’ailleurs remarquer le sociologue. Le cinéma est à la fois affaire de représentation et d’argent. L’un ne va pas sans l’autre. „Si la politique n’est pas part de la culture, alors la culture devient un divertissement“, conclut le sociologue.
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