Pris dans les mouvements artistiques de la Vienne du début du XXe siècle, aux côtés de Klimt, Kokoschka est avant tout un expressionniste. Plus qu’un mouvement, il s’agit d’un état d’esprit. „Je suis expressionniste parce que je ne sais pas faire autre chose qu’exprimer la vie“, déclare-t-il. Ce mot, expressionnisme, s’impose à partir de 1911. Les artistes qui y adhèrent explorent tous les domaines de la création. Rappelons que Kokoschka est également poète, écrivain, essayiste et dramaturge. Ces artistes s’opposent à la prédominance d’un modèle esthétique que la France, depuis l’impressionnisme, a imposé.
Les premières toiles de Kokoschka choquent le public et la critique par leur aspect sauvage. L’expressionnisme est également une réaction esthétique et morale, la reconnaissance d’un contexte culturel particulier. Il s’agit d’une libération à l’égard du réel, ce dont joueront les fauves. Kokoschka ne renonce pas à la figuration – il influencera Egon Schiele – mais la déforme pour accroître son pouvoir expressif. Portraitiste hors pair, on le qualifiera de clairvoyant, comme s’il percevait, outre la psychologie de ses sujets, leur destinée.
Une soif de vérité et de force
Le Joueur de transe (1909, huile sur toile) représente l’acteur Ernst Reinhold, ami de Kokoschka. L’expression de la psychologie prend le pas sur la réalité, par une main à quatre doigts, robuste, qui témoigne d’une force incarnée, et entre en résonance avec le regard, déterminé, d’un bleu intense. La touche est épaisse, l’œuvre se lit dans une tension entre le visage et la main. Théâtralisation du geste pictural dans une soif de vérité et de force. Cette œuvre, considérée comme „dégénérée“ par les nazis, sera saisie et ôtée des collections allemandes en 1937. Il faut également voir les autres portraits pour constater combien, à la façon plus tard d’un Egon Schiele, Kokoschka n’hésite pas à tordre les lignes, à éclabousser la scène de lumière, par des sortes de fines hachures blanches, à faire du dessin d’un Nu dansant (Fille du saltimbanque, 1908, crayon et aquarelle sur papier), un moment de vérité et de grâce. Transgression nécessaire, l’œuvre ne peut exister que par des pas de côté, ce que fait incessamment Kokoschka. Ses portraits ont parfois des accents du Greco, notamment le Portrait de jeune fille (1913, huile sur toile), figure longue et couleurs métalliques, et toujours un fond presque impossible à déchiffrer, le personnage présenté dans son essence.
Kokoschka vit une relation passionnelle avec Alma Mahler pendant deux ans, relation qui lui inspire un chef-d’œuvre, La Fiancée du vent (1913-1914), aux touches tumultueuses, où le peintre se représente, Alma à ses côtés. Alma Mahler est son égérie. Très touché par la rupture – Kokoschka par sa passion démesurée fait peur à Alma – le peintre s’engage dans l’armée au début de la Première Guerre mondiale. Quelques croquis témoignent de ce qu’il voit. Touché à deux reprises, il deviendra enseignant à l’Académie des Beaux-Arts de Dresde jusqu’en 1923. Kokoshka, artiste dit dégénéré, n’aura de cesse de lutter contre le fascisme. Contraint à l’exil, il fuira en Grande-Bretagne en 1938, où il prendra part à la résistance internationale. Mais avant, il voyage en Europe, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient. Après la guerre, désireux d’une Europe unie, il devient une figure de référence de la scène européenne, s’installe en Suisse romande en 1953. Il croit jusqu’à la fin en la force d’une peinture indépendante et subversive, vecteur d’éducation et d’émancipation.
La volupté des couleurs
Kokoschka visite régulièrement le musée de Dresde, fasciné par les œuvres de Rembrandt, du Titien. Il cherche, écrit-il, à „résoudre le problème de l’espace, de la profondeur picturale, avec des couleurs pures, pour percer le mystère de la planéité de la toile.“ Effectivement, la couleur pure éclabousse la toile, associée à la volonté de représenter des traits psychologiques. L’espace s’ouvre de manière inouïe, vertigineuse. Kokoschka semble à l’apogée de son art, dans la toute puissance d’un fauve. Par ailleurs, sa rupture avec Alma Mahler lui étant toujours douloureuse, il fait confectionner par Hermine Moos, costumière et créatrice de marionnettes, en 1918, une poupée grandeur nature, à l’effigie d’Alma. Il désire retrouver la magie de sa présence, se souvenir de leur amour. Il emmène la poupée au restaurant et à l’opéra, lui fait prendre l’air, ce qui fera dire à Alma Mahler qu’il la désirait ainsi, muette et sous contrôle. Mais cette poupée, dès le début, le déçoit, même s’il s’en contente. Différente de ce qu’il voulait, il déplore, à cause de sa mollesse et de sa peau, qu’il compare à celle d’un ours polaire, ne pas pouvoir l’habiller avec des vêtements luxueux, comme ceux que portait Alma Mahler. Toujours est-il que par cet acte Kokoschka ouvre sans le savoir l’espace de la performance. L’artiste et sa poupée grandeur nature. Poupée dont il se sépare violemment en la décapitant, lors d’une grande fête, en 1922.
Kokoschka a une carrière longue et parfois inégale. Paradoxalement, il devient connu au moment où son œuvre se fait plus consensuelle. L’époque qui le rend célèbre est celle de paysages, de vues urbaines, qui s’apparentent parfois à la douceur fluide d’un Turner, comme Londres, petit paysage de la Tamise (1926, huile sur toile). De même, lorsqu’il s’inspire de la mythologie grecque, comme Delphes (1956, huile sur toile). Certes, le paysage est monumental, de grande ampleur, mais le traitement semble classique, si on le compare à la liberté d’un Cézanne. Il retrouvera heureusement sur le tard l’explosion chromatique qui le caractérise, le traitement particulier des figures.
Kokoschka fera le portrait du chancelier Adenauer en 1966. Portrait qu’Angela Merkel laissera accroché dans son bureau, tout le long de son mandat. L’artiste s’éteint à l’âge de 93 ans, à Montreux, en Suisse. Témoin d’une époque, sa peinture continue de rayonner d’une force pure, d’un tumulte et d’une volupté des couleurs, qui n’appartiennent qu’à lui.
Infos
„Oskar Kokoschka, Un fauve à Vienne“.
Jusqu’au 12 février 2023
Musée d’art moderne de Paris
11, avenue du Président Wilson
75016 Paris
www.mam.paris.fr
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