Après des mois à dénoncer ce projet, Maureen Kearney est retrouvée ligotée à son domicile, victime d’un viol avec le manche d’un couteau et un „A“ scarifié sur le ventre. Aucune empreinte n’a été retrouvée, hormis les siennes, celles de son mari et de la femme de ménage. Devant la justice, Maureen Kearney passe pour une mythomane. Les juges se retournent contre elle. Elle est finalement relaxée en appel en 2018. Elle n’a pas ensuite souhaité poursuivre la procédure pour viol. Les agresseurs n’ont pas été retrouvés.
Pour son neuvième long-métrage, Jean-Paul Salomé s’inspire du livre-enquête, mais a choisi de se centrer sur la personnalité de cette syndicalistee atypique. Isabelle Huppert excelle : „sa“ Maureen Keartney, à l’image de son inspiratrice, est éminemment complexe, mélange de fragilité et de combativité. Et de féminité. Salomé se tient à côté d’elle, en permanence et au plus près des faits jamais élucidés. L’entourage est finement observé grâce à des acteurs convaincants : Marina Foïs dans le rôle d’Anne Lauvergeon, Yvan Attal dans celui de Luc Oursel qui lui a succédé à la tête d’Areva, Christophe Paou incarnant Arnaud Montebourg, Pierre Deladonchamps en enquêteur de police misogyne ou encore Grégory Gadebois dans le rôle du mari de Maureen Kearney. Coups tordus, manipulations et intérêts personnels donnent froid dans le dos.
Tageblatt: Fallait-il du courage pour faire ce film?
Jean-Paul Salomé: Non, je n’ai pas réfléchi en ces termes. Maintenant, tout le monde me dit que j’ai été courageux. J’ai découvert l’histoire par un tweet annonçant la parution prochaine du livre de Caroline Michel-Aguirre („La syndicaliste“, Ed. Stock 2019, Livre de Poche, 2023). Les trois lignes ont attiré mon attention et j’ai tout de suite lu le livre. J’ai été bouleversé, ému, sidéré. Cette femme a vécu une double injustice et son histoire n’est pas connue. Je suis cinéaste. Mon seul moyen de faire connaître cette histoire, c’est d’en faire un film. Il y a eu un livre, un documentaire, des émissions radio. Cette affaire est passée sous les radars. Il faut du courage pour faire un film, mais je n’ai pas l’impression d’avoir développé une dose de courage supplémentaire pour „La Syndicaliste“. Peut-être ai-je été naïf.
Comment expliquez-vous ce désintérêt?
L’histoire a été révélée par le livre mais la presse ne s’en est jamais emparée. Cela reste une énigme, quelque chose de dérangeant sur le rôle des journalistes qu’on a tendance un peu à idéaliser. Caroline Michel-Aguirre a quand même mené une enquête pendant des mois. On aurait dû se battre pour faire ce film. J’étais tout seul. Peut-être que ce personnage de femme dérangeait. Peut-être qu’elle est folle, affabulatrice, qu’elle n’est pas une lanceuse d’alerte normale, qu’elle a effrayé les gens qui n’ont pas voulu en parler comme un personnage héroïque.
Tout ce que Maureen Kearney avait prédit et dénoncé est arrivé: le démantèlement d’Areva, des licenciements massifs. Il n’y a plus de nucléaire français, plus d’ingénieurs. On avait un savoir-faire. La situation du nucléaire en France aujourd’hui, vient de là: nos centrales sont mal entretenues ou fermées. Tout ce personnel a été viré il y a des années.
Si l’histoire a eu si peu de retentissement, c’est parce qu’elle implique la gauche et la droite. Elle commence avec Sarkozy et continue avec Hollande. Aucun des deux partis ne pouvait s’en servir pour éclabousser l’autre. Les journalistes s’y intéressent peu si elle ne prend pas une dimension politique. Intellectuellement, je comprends mieux, même si c’est horrible, le fait que la justice ait déraillé parce qu’il y avait une cascade d’hommes en danger : les médecins légistes, les gendarmes, le procureur et au-dessus de lui, le ministre de la Justice. Chacun, à sa place, avait au-dessus de lui quelque chose qui lui mettait une pression parce que cette histoire était compliquée et dangereuse. Parce qu’il y avait beaucoup d’argent à la clé, un contrat avec la Chine qui devait ramener beaucoup d’argent à notre industrie et que cette femme risquait de compromettre ce contrat. A partir de là, Maureen Kearney est devenue une emmerdeuse et il fallait la faire taire.
Le contrat avec la Chine a quand même été signé …
Le contrat est passé, mais pas comme prévu. Tout ce que Maureen Kearney avait prédit et dénoncé est arrivé: le démantèlement d’Areva, des licenciements massifs. Il n’y a plus de nucléaire français, plus d’ingénieurs. On avait un savoir-faire. La situation du nucléaire en France aujourd’hui, vient de là: nos centrales sont mal entretenues ou fermées. Tout ce personnel a été viré il y a des années. On veut reconstruire des nouvelles centrales nucléaires en France, mais avec qui?
Vous retrouvez Isabelle Huppert pour un second film après „La Daronne“ (2020), un thriller assez loufoque. Pourquoi ce choix?
Tout de suite, Isabelle a voulu faire le film, avant le scénario. Elle avait lu le livre, comme moi. Elle m’a dit: „Fais le film et je le ferai.“ Elle devait incarner une femme forte qui n’a peur de rien. Puis, petit à petit, elle perd confiance, elle a peur, elle devient la victime puis coupable. Isabelle avait quelque chose à jouer de très fort à travers tous ces états. Elle sentait qu’elle disposait d’une matière très riche pour une comédienne. Isabelle a copié le physique de Maureen Kearney, y compris son maquillage.
Maureen Kearny se croyait intouchable …
Elle a sous-estimé le pouvoir de nuisance, la brutalité de ce milieu. Elle a été une syndicaliste très particulière, très proche du pouvoir. Elle connaissait très bien François Hollande mais ne faisait pas partie de ce monde-là même si elle y a cru. Elle s’est pensée intouchable. Elle se disait: „Je peux y aller, je peux gratter, on va m’écouter.“ Les gens autour d’elle en ont eu marre. La sanction est tombée de manière très brutale. Parce que c’était une femme. Parce que, aussi, comme elle ne venait pas de ce monde-là, elle allait devoir payer très cher son engagement. Aujourd’hui, Maureen Kearney partage aussi cette analyse. A l’époque, elle ne s’en est pas rendu compte. C’est intéressant.
„La Syndicaliste“ est dédié à votre sœur …
Ma sœur est décédée peu de temps avant que je ne commence à faire le film. Elle savait que je le préparais. J’ai découvert, peu de temps avant sa mort, qu’elle avait été victime d’une agression sexuelle. Elle me l’a révélé à la fin de sa vie. Je sentais qu’elle avait vécu quelque chose de très traumatisant. Quand j’ai découvert qu’elle avait été, elle aussi, victime, j’ai compris pourquoi j’avais envie de faire ce film. Maureen, Isabelle et ma sœur sont le même type de femmes, elles se ressemblent physiquement. Je voulais dédier le film à ma sœur.
La fiction peut-elle faire avancer les choses?
Je pense, oui. Aujourd’hui, avec la sortie du film en France, on n’a jamais autant parlé de Maureen Kearney. Les gens voient qui elle est. Des députés commencent à s’emparer de l’histoire. Clémentine Autin (LFI-Nupes) a demandé la réouverture d’une enquête et la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire; une députée (RE) veut voir le film. Aujourd’hui, une autre femme témoigne de la même horreur, six ans avant le supplice de la syndicaliste: Marie-Lorraine Bequet Petit, ancienne employée chez Violia, dit avoir été attaquée à son domicile en 2006. Aujourd’hui, elle accepte de témoigner dans L’Obs et elle dénonce les gens qui l’ont agressée. La dernière scène du film – que j’ai inventée –, montre le témoignage d’une femme, elle aussi agressée brutalement. Les scènes de fiction du film sont en train de devenir une réalité. Maureen Kearney va rencontrer cette femme dans la réalité.
Une scène montre Maureen-Isabelle se remettre du rouge à lèvres après son agression. Fiction ou réalité?
Dans la réalité, Maureen n’a jamais pu se remaquiller pendant des mois. On a pris cette liberté parce que le rouge à lèvres était très important pour elle. Il fait partie de sa tenue de combat de syndicaliste. Elle a besoin de ce maquillage, Tout d’un coup dans un effet de sidération, pourquoi elle ne se remettrait pas du rouge à lèvres comme un geste de défense et de protection? Un homme qui voit cela se dit, ce n’est pas normal. Cette femme ne se comporte pas comme la victime d’une agression. Tout le monde va faire que ce début de suspicion prenne corps et devienne réalité. Cette défiance vient du regard des hommes, du médecin, des enquêteurs, des gendarmes. Il faut traiter cette histoire rapidement parce que cette femme est folle. Il y avait un enjeu financier énorme et même les Chinois paniquaient. Un ministre qui s’appelait Pierre Moscovici est allé en Chine rassurer les Chinois: „Signez le contrat, tout va bien se passer. Cette femme est folle. Dans quelques semaines, tout sera réglé.“ Maureen Kearney s’est retrouvée broyée. Elle a été blanchie en appel, le jugement a reconnu qu’elle n’avait pas inventé son agression. Mais aucune enquête n’a été rouverte. On ne connaît toujours pas les agresseurs.
Vous avez rencontré Maureen Kearney. A-t-elle vu le film?
Elle nous a fait énormément confiance. Pour l’écriture du scénario (Jean-Paul Salomé et Fadette Drouard, ndlr), je lui posais des questions auxquelles elle me répondait. Isabelle ne l’a pas rencontrée, elle n’en sentait pas le besoin. Maureen a lu le scénario terminé avant le tournage, qu’elle a validé. Quand elle a vu le film la première fois, elle a réagi très douloureusement. Cela lui a été quasiment insupportable parce qu’elle a vu sa propre histoire et toutes ces scènes qu’elle avait dépersonnalisées pour les vivre. La ressemblance physique avec Isabelle Huppert a été un effet miroir terrible. Elle a revu le film plusieurs fois dans des festivals. En voyant l’empathie des spectateurs pour ce qu’elle a vécu, cela l’a beaucoup apaisée. Elle a été très présente sur la promotion.
Avez-vous réalisé un film féministe?
Je constate que oui, maintenant que je vois comment les femmes et les hommes perçoivent le film. J’ai toujours eu une attirance pour des rôles de femmes très différents. Certains pensent que „La Syndicaliste“ est réalisé par une femme ou regrettent qu’il ne soit pas fait par une femme. C’est assez curieux. Je n’ai empêché aucune femme de le faire.
Les personnages sont nommés. Certains ont-ils réagi?
Aucun n’a réagi sur le livre et le documentaire et beaucoup se sont exprimés sur le film. Dans une lettre ouverte dans le JDD, la veuve et les quatre enfants de Luc Oursel critiquent la caricature faite de lui dans le film. Je pense qu’Anne Lauvergeon a vu le film et qu’elle n’a pas réagi. Arnaud Montebourg l’a vu et n’a pas réagi. Henri Proglio président d’EDF, à l’époque de l’histoire, lui, a réagi par voie d’avocats. Je dois être prudent. La journaliste Caroline Michel-Aguirre a reçu des coups de fil anonymes, il y a six semaines. Je subis également des menaces. Des actes de malveillance m’ont poussé à déposer une main courante auprès des gendarmes.
„La Syndicaliste“, de Jean-Paul Salomé. Avec: Isabelle Huppert, Yvan Attal, Marina Foïs, Grégory Gadebois. En salles.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können