Enfant d’un milieu modeste de pêcheurs bretons, à douze ans, Bertrand Belin s’empare d’une guitare et ne la lâche plus. Il en fait son métier en accompagnant des groupes (dont Sons of the Desert) pendant une quinzaine d’années. C’est sur le tard, à 35 ans, qu’il décide d’occuper le devant de la scène et de sortir son premier album. Sur ce disque qui porte simplement son nom, on reconnaît déjà le jeu de guitare chaloupé qui fait sa marque. Les textes sont encore très bavards. Seize ans et sept albums plus tard, il vient de publier „Tambour vision“, un disque qui laisse une large place aux synthétiseurs et qui marque un aboutissement dans un parcours discographique marqué par une tendance progressive à l’épure et au minimalisme des textes. Avec des exceptions notables. Car rien n’est figé avec Bertrand Belin.
Le troisième album, „Hypernuit“, qui fut celui de la reconnaissance critique, fut un album pivot et abrite le morceau, éponyme, sans doute encore aujourd’hui le plus fascinant et obsédant de son répertoire, pour sa ritournelle comme pour l’histoire d’un homme venu se venger d’un village qu’il raconte. Bertrand Belin chante les micro-événements, l’infraordinaire chère à Georges Pérec. Il décrit un monde sensuel que hantent fleurs, animaux et la pluie sous toutes ses formes. Bertrand Belin s’intéresse aux petits, se rit des grands, chante le doute. Ses textes peuvent paraître parfois énigmatiques. Mais, c’est parce qu’il ne veut pas trancher. C’est sa manière à lui de chanter la complexité de la vie, l’incertitude du regard, mais c’est aussi sa volonté d’explorer des sentiments rarement évoqués comme la torpeur et la confusion par des images vivantes. La pochette de „Tambour Vision“, inspirée notamment du „Vertigo“ d’Hitchcock, résume assez bien le personnage „suspendu, interrogatif et pourtant paré, apprêté, endimanché même pour un grand bal de l’avenir“.
Bertrand Belin, c’est aussi, sur scène, des interventions théâtrales qui sont une manière fidèle à l’esprit du poète Christophe Tarkos, et pourtant bien à lui de revisiter ses titres. Sur la dernière tournée, son détournement du discours présidentiel par gestes et paroles en introduction à la chanson „Opéra“ était un grand moment „Bertrand Belin“. L’autodidacte écrit aussi des musiques de films et des romans – quatre au compteur actuellement. Il était temps de faire sa connaissance.
Tageblatt: Comment vous présentez-vous à une personne qui ne vous connaît pas encore?
Bertrand Belin: Je suis un musicien, chanteur français qui vient de faire paraître son septième album, qui traverse sa vie avec ce métier de musicien dans une constance, en dehors du monde du vedettariat (rires). Je ne sais pas trop quoi vous dire. Je suis un chanteur français, inconnu et connu quoi.
Recommanderiez-vous „Tambour vision“ comme une bonne porte d’entrée dans votre discographie?
Naturellement, puisque c’est le dernier album que j’ai fait. Je n’ai pas trop de recommandations à faire. Ça dépend des goûts de chacun. C’est un parcours. Entre mon premier album et celui-là, il y a toute une histoire qui se raconte. Si on est patient, on peut prendre par le début. Sinon, on peut prendre par le milieu. Mettons le dernier quand même, car c’est ce qu’il y a de plus fidèle à ce que je suis aujourd’hui et qui nous permet de partager avec les gens aujourd’hui.
La guitare n’a jamais été aussi peu présente que dans cet album. Pourquoi cette infidélité?
Parler d’infidélité relève d’une vision psychologisée. Je suis toujours fidèle à la guitare. J’en joue deux heures par jour. J’en ai d’ailleurs joué une heure ce matin (ndlr : l’entretien a démarré à 11.30h). J’aime toujours beaucoup cet instrument. Simplement, c’est mon septième album. Je joue de la guitare depuis que j’ai douze ans. Cela fait quarante ans donc. On ne peut décidément pas parler d’infidélité. Mais j’ai rencontré en cours de route et fait monter à la surface sur ces deux, trois derniers albums des choses de matière un peu plus synthétique, que j’aime beaucoup aussi et qui se sont imposées dans cet album par leur charme et leur plasticité. Ce sont des sons très intéressants à manipuler.
Sur ce disque, vous semblez d’ailleurs renouer avec le chant de vos débuts sur certains morceaux. Pourquoi cet éventuel retour aux sources et comment choisissez-vous le registre de chant qui peut aller jusqu’à la parole dite?
Je ne choisis pas. Je fais spontanément. C’est le désir qui me traverse sur le moment. Je n’ai pas du tout l’intention de faire un retour aux sources. Si c’est l’effet que ça fait, ce n’est pas plus mal. Mais ce n’est pas du tout pensé. Je fais ce que le texte et la musique demandent sur l’instant. Ça fait longtemps que j’ai envie de chanter plus haut, de manière plus mélodique. Mais il faut que cela ait du sens au regard de ce que l’on dit. Il y a des choses qui se chantent plus ou moins je trouve.
Je suis assez bavard dans la vie, mais pas dans les chansons. Je trouve que c’est un exercice plus intéressant de forcer la chanson à fonctionner avec le moins de matière possible. C’est quelque chose qui me plaît. C’est comme faire un abri avec deux planches et un marteau. C’est le plaisir d’être ingénieux.
Vos textes restent par contre moins descriptifs et plus minimalistes qu’à vos débuts. Quelle est l’intention qui sous-tend cette évolution?
Il y a encore toujours une chanson qui, parmi les autres, est plus volubile et a beaucoup plus de texte. Vous voyez, ce n’est pas un projet dans lequel que je me suis lancé. C’est simplement une nature ou une histoire de caractère. Je suis assez bavard dans la vie, mais pas dans les chansons. Je trouve que c’est un exercice plus intéressant de forcer la chanson à fonctionner avec le moins de matière possible. C’est quelque chose qui me plaît. C’est comme faire un abri avec deux planches et un marteau. C’est le plaisir d’être ingénieux, de la fabrication, de trouver des moyens, des astuces, des contournements, des solutions pour faire le plus possible avec le moins possible. C’est un plaisir d’artisan.
D’ailleurs, où en êtes-vous dans la composition de la chanson idéale, évoquée lors d’une interview, qui de mémoire devait avoir pour unique parole „Peut-être“ et une seule note?
C’est un objectif qui a déjà été atteint. Enregistrer quatre minutes et trente-trois secondes de silence sur un disque, ça a été fait il y a cinquante ans par John Cage, donc ce n’est plus la peine de le faire. Cela évoque le mimétisme pour les autres arts: la peinture, la poésie, le roman. Dans la peinture, il y a un mouvement, une évolution qui est formidable, on passe de la figuration au cubisme puis à l’abstraction, il y a le pointillisme et l’impressionnisme aussi, et à la fin il y a des aplats bleus de Klein ou noirs de Soulages. C’est simplement en regardant ce qu’il se passe dans les autres arts, que vient la tentation de la simplicité, de l’absence, qui se traduit très mal en chanson parce que c’est moins évident à réaliser, mais ce n’est pas impossible. Pour l’instant, je vais vers le moins, et on verra si à la fin il y a quelque chose de satisfaisant (rires) sur le plan de la disparition.
C’est simplement en regardant ce qu’il se passe dans les autres arts, que vient la tentation de la simplicité, de l’absence, qui se traduit très mal en chanson parce que c’est moins évident à réaliser, mais ce n’est pas impossible.
Serge Gainsbourg a dit un jour que la chanson était un „art mineur“. Vous qui évoluez aussi sur plusieurs registres, êtes-vous d’accord avec ce propos?
Je ne suis pas en désaccord avec ce propos, car je comprends dans quel contexte il est prononcé. Je comprends la provocation qu’il formulait envers les autres et envers lui-même. Il fait référence à son amour des grands compositeurs, de Chopin en particulier. Il fait référence aussi à ses débuts de peintre. À ce titre-là, on peut comprendre que par la façon dont la chanson a été exploitée industriellement, quelle que soit sa qualité, en fait un art perçu comme mineur ou bien de divertissement. D’un autre côté, je suis en désaccord, parce que cela revient encore une fois à établir une distinction de classe entre les disciplines artistiques, la chanson étant populaire et la grande musique étant réservée à des élites intellectuelles ayant été instruites. Je pense que c’est une provocation qui est soumise à pas mal de tamis et de réflexions. Par ailleurs, aussi mineur soit-il, on peut pratiquer cet art avec grand sérieux.
La catégorie „chanson française“ dans laquelle on vous range vous convient-elle?
Si elle ne me convenait pas, de toute façon, je n’aurais pas de solution. Je m’en désintéresse un peu. La catégorie chanson française veut dire quelque chose dans les années 80, une autre dans les années 60, et une troisième dans les années 2000. À chaque fois, sans changer les mots, la signification change. Dans les années 90, la chanson française, c’était la réactivation d’un art assez proche de Renaud, de Brassens, de Moustaki. Maintenant, on ne sait pas trop ce que cela veut dire. Je ne sais pas trop qui sont les représentants de la chanson française. Pour moi, c’est simplement une catégorisation utile pour le référencement des magasins, mais cela n’a aucun sens. Vous voyez les différences qui sont entretenues dans ce champ-là, entre Vianney, Orelsan et moi. C’est impressionnant.
Vous sentez-vous héritier de certaines de ses têtes de proue, que ce soit les Gainsbourg-Bashung ou les Trénet-Brassens par exemple?
Je ne me sens pas héritier, pas plus ou moins que n’importe quel auditeur. C’est la culture dans laquelle on baigne. À ce titre-là, je suis autant héritier d’Elvis Presley. On est héritier de Bach, d’Edith Piaf, de Johnny Cash, de Led Zep. Dans mes chansons, je ne cherche pas à poursuivre le type de recherche que Brassens avait. Je ne me sens pas son héritier. Par contre, c’est un auteur que j’admire et que j’écoute. Son art porte son nom. Ça ne sert rien de singer les autres. En fait, on hérite de tout quand on arrive en ce bas monde. Dans celui dans lequel je suis né, l’industrie du disque existait déjà, la radio, la télévision. On hérite de tout dans ce contexte.
Dans le titre „Que dalle tout“ de votre dernier album, vous vous dites „héritier d’une lignée d’ivrognes et de zéros“…
(Il coupe) Et de uns aussi. À chaque fois qu’on me parle de ça, on me dit héritier de zéros. Mais je dis de zéros et de uns. Il y a quand même une grosse différence.
… ces derniers temps, on vous entend davantage évoquer votre milieu dans vos chansons. Pourquoi ce besoin?
À part cette chanson-là, je ne suis pas sûr que ce soit souvent le cas (ndlr: en effet, mais c’est plutôt la matière de son troisième et dernier roman, Vrac). La matière de sa propre expérience ne peut pas rentrer pour zéro dans son art. Il faut qu’elle pointe son nez de temps en temps. Ce n’est pas impossible. Si j’étais historien ou que j’écrivais des essais, ce serait différent, ma vie privée n’aurait pas droit de cité. Et puis, encore une fois, ce n’est pas tellement ce qui m’est propre. Le „je“ dans mes chansons a des statuts différents. Ça n’empêche pas que j’ai connu pas mal d’ivrognes dans ma vie. C’était vrai aussi de mes camarades. C’était quelque chose de généralisé. Je n’ai pas l’impression de parler de moi. Je parle d’une situation globale que des gens peuvent vivre encore aujourd’hui. C’est une donnée du monde.
Votre dernier album était sorti en plein mouvement des gilets jaunes. Et certains avaient estimé que votre musique permettait d’en saisir quelque chose. Vous pensez-vous comme un chanteur engagé?
Bien sûr que non. Cela n’empêche pas que mes chansons puissent être reçues par des lectures plus ou moins politiques. L’engagement, pour moi, suppose beaucoup plus d’engagement que cela.
Vous écrivez aussi des romans. Faites-vous une hiérarchie entre littérature et chanson? À quel besoin correspondent-elles?
Je ne fais pas de hiérarchie. Ce sont des modalités d’expression qui existent sur un même plan, comme la peinture et le cinéma aussi. Je sais bien que l’histoire de la littérature et l’histoire de la chanson sont étudiées de façon distincte, à part quelques rares exceptions, comme Louis Aragon ou Boris Vian. En soi, la nature même de ces disciplines augure des façons de pensées, des dimensions réceptives et discursives différentes, bien sûr. Une chanson dure trois minutes. C’est un art en soi de la concision, qui est un art littéraire selon moi.
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En attendant Godot, ce sont des personnages qui sont plantés dans une situation dont ils ne connaissent pas vraiment les contours et qui doivent se dépêtrer avec le temps qui passe, avec l’inexorable, l’inattendu, la patience, l’impatience, l’amitié. Tout ça, ce sont des choses qui existent dans mes chansons de manière un peu générale.
La présence d’„En attendant Godot“ dans le texte de la chanson „Pipe“ offre-t-elle une clé pour comprendre votre manière d’écrire vos textes?
Je ne pense pas. Peut-être la dimension tragique et minimale de Beckett. Je l’admire bien sûr. „En attendant Godot“, ce sont des personnages qui sont plantés dans une situation dont ils ne connaissent pas vraiment les contours et qui doivent se dépêtrer avec le temps qui passe, avec l’inexorable, l’inattendu, la patience, l’impatience, l’amitié. Tout ça, ce sont des choses qui existent dans mes chansons de manière un peu générale. J’aime cela chez Beckett, non pas le qualificatif d’absurde qui lui est souvent accolé, je ne saurais dire pourquoi, mais il me semble qu’il n’y a rien d’absurde à part probablement l’absurdité générale de l’existence. Tout me semble très sensé au contraire. C’est vrai que réduire le difficile métier de vivre, comme dirait Pavese, à une équation simple mettant en scène deux personnages et un espace, c’est évoquer l’ADN de la vie sur Terre.
Pour ce qui est du choix des mots, il y en a qui reviennent d’un disque à l’autre comme cul et bec, vous arrive-t-il de les choisir plus pour leur sonorité que pour leur sens?
Pas plus que pour leur sens. Les mots ont divers types de qualité. Le sens en premier lieu, mais le son aussi, et la place musicale rythmique qu’ils occupent parmi la somme de mots existants. On peut être amené à les choisir parce qu’ils ont une qualité de sens qui convient. Parmi deux mots qui conviendraient, on peut choisir celui qui a des qualités plastiques et qui s’intègre encore davantage. Mais c’est d’abord le sens qui prime.
Quel rapport entretenez-vous avec le Luxembourg où „tout s’accorde et tout concorde“, comme le chante Dick Annegarn?
Je suis allé une fois à Luxembourg. J’y ai séjourné deux, trois jours. Je n’ai pas un lien qui s’est établi durablement, car je n’ai pas eu l’occasion de rencontres ni d’y travailler ni même d’y faire de concerts. Tout reste à construire. Le souvenir que j’en ai, c’est le grand fossé qu’on traverse sur des ponts, l’architecture de la ville de ce côté-là. La situation globale de la ville m’avait beaucoup surpris. Je n’imaginais pas cette géologie qui m’a laissé un souvenir très fort.
Vielen Dank für das schöne Interview - es war als Einstimmung auf das hervorragende neue Album von Bertrand Belin heute Morgen geradezu passgenau!