Headlines

Un monde immondeJe ne sais plus où donner de la tête

Un monde immonde / Je ne sais plus où donner de la tête
Ceux qui disent „non“ sauvent notre dignité. Ils sont les fleurs qui, en ce printemps, poussent dans le jardin de la colère Photo: AFP/Frederick Florin

Jetzt weiterlesen! !

Für 0.99 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

J’aimerais crier, ici, chaque jour ma révolte. Choisir un sujet toutes les deux semaines ne me suffit plus. Je change donc de formule, pour dire au quotidien ou presque le grand naufrage qui s’annonce. Mais je n’oublie pas les fleurs plantées ça et là dans le jardin de l’immonde.

03/04/23

J’aimerais voir, de temps en temps, une éclaircie à l’horizon. Mais le matin, quand je me lève, et que j’ouvre la radio ou le journal, de motifs de me réjouir j’en trouve très peu. C’est la première chose que je confie à mon journal intime. Sans cela, difficile de commencer la journée. Un journal que désormais – quelque chose à l’intérieur me le dicte – je voudrais extime. Et si je ne le poste pas sur Facebook, c’est parce que j’ai la nostalgie du papier. Une nostalgie du futur, me dis-je, car je ne me voudrais pas encore vaincu. Je vois que l’impérialisme de l’écran dématérialise à marche forcée le monde et artificialise la pensée. Qu’on passera bientôt d’un écran à l’autre sans plus lever le regard. Qu’un hold-up généralisé se prépare pour nous voler notre temps. Je vois tout cela, mais je n’ai pas d’autre choix que de me permettre la nostalgie. Pas de ce qui est derrière, mais de ce qui viendra. Il faut bien qu’il y ait une faille dans la machination qui étouffe tout espoir. L’humain est capable du pire certes, mais également, parfois, du meilleur. Chaque livre que j’ouvre, chaque œuvre d’art que je regarde, chaque air de musique que j’écoute me le redit. Chaque amour aussi qui naît, chaque cri de révolte, chaque geste de solidarité. Je sais que sur un tas d’immondices peut parfois pousser une fleur. Même si je sens qu’elle a tendance à se faner de plus en plus vite.

07/04/23

Ceux qui disent „non“ sauvent notre dignité. Ils sont les fleurs qui, en ce printemps, poussent dans le jardin de la colère. Depuis le 19 janvier, les trois quarts des Françaises et des Français rejettent les deux années que veut leur voler la réforme des retraites. Dans la rue, c’est par millions qu’on défile. Au parlement, le débat a été tronqué. Pire, la loi n’a pas été mise au vote, le gouvernement craignant le rejet. On en est donc arrivé là. Les députés ne servent plus à rien. Les lois passent par-dessus leurs têtes. Elles sont dictées d’en haut. Que la grande majorité de la population ne soit pas d’accord laisse de marbre le Président. Comme Thatcher, à son époque, il veut briser le mouvement. Pour de bon. Il en a marre de cette France qui sans cesse se rebiffe. S’il le pouvait, il élirait un autre peuple. Pour lui, le souverain est souverain, pas le peuple.

On est donc redescendu dans la rue, hier. Partout en France. Par millions encore. Le président omnipotent n’a pas réussi à couper la fleur du non. C’est que la racine du refus est profonde. Ce non-là est un non bien plus ambitieux que le rejet d’une réforme. Le peuple sent qu’il est sans cesse floué. Et veut montrer qu’il le sent. Mais où ira se nicher tant de colère quand le mouvement s’essoufflera? Il y en a, à l’extrême droite, qui se frottent les mains. Ils auront un boulevard devant eux, si, par malheur ou par bêtise politique, la gauche et les syndicats ne parviennent pas à rester unis.

09/04/22

J’imagine ceci, ce matin: j’ai une fille, elle est partie pour l’école, et tout se passe bien. Je l’imagine, car, ici, à Paris, c’est normal pour un parent d’envoyer sa fille à l’école. Il y a des pays où ça ne l’est pas. Dans l’Afghanistan des talibans par exemple. Mais aussi, de plus en plus, en Iran. Hier encore, une soixantaine de gamines, assises dans leur salle de classe de Haftkel, c’est dans la province du Khouzistan, près de la frontière avec l’Irak, ont été empoisonnées par des gaz. Même scénario d’attaques chimiques à Ardabil, non loin de la mer Caspienne. Avec toujours des jeunes filles pour cible. Cela a commencé fin novembre.

Depuis, les attaques ont fait plus de 5.000 victimes. Même des lycées huppés de Téhéran ont été frappés. Il n’y a pas eu de morts. Pas encore. Parce que ce qui est visé, c’est autre chose: ce vent de révolte féminine qui souffle un peu partout dans le pays, depuis que – ça s’est passé le 16 octobre dernier – Mahsa Amini a été assassinée par la police des mœurs. Elle avait été arrêtée trois jours auparavant, parce qu’elle ne portait pas correctement le voile. Elle avait vingt-deux ans. Cela a déclenché un vaste mouvement de soulèvement des femmes. Il s’est quelque peu essoufflé ces dernières semaines, mais la fleur de la révolte n’est pas encore fanée.

Les attaques aux gaz et aux produits chimiques contre les fillettes sont comme une revanche des fondamentalistes religieux. Le pouvoir, dans un premier temps, a fait la sourde oreille. Ça l’arrangeait. Il y avait des manifestantes à matraquer, à assassiner. Il n’a donc sans doute pas armé directement les assaillants des écoles cette fois-ci. La pression des parents l’a même contraint à diligenter l’une ou l’autre enquête. Et l’ayatollah suprême, Ali Khamenei, a dû qualifier ces crimes d’impardonnables. La main qui empoisonne les fillettes est plus fondamentaliste que lui. Rester ferme sur le voile lui suffit pour le moment. Les empoisonneurs, eux, veulent, comme en Afghanistan, que les écoles pour filles ferment leurs portes.

441 morts qui sont allés rejoindre les dizaines de milliers d’autres noyés de la Méditerranée. Et le nombre est probablement sous-estimé.

12/04/23

Je lis ce titre-ci dans Le Monde d’aujourd’hui, et je pleure: „ En Méditerranée, le trimestre le plus meurtrier depuis 2017.“ Le chapeau de l’article dit ceci: „Depuis le début de l’année, 441 personnes sont mortes en tentant de rejoindre l’Europe selon l’Organisation internationale pour les migrations des Nations unies, alors qu’un nouveau naufrage a coûté la vie à dix migrants mardi en Tunisie.“ 441 morts qui sont allés rejoindre les dizaines de milliers d’autres noyés de la Méditerranée. Et le nombre est probablement sous-estimé. Je pleure, parce que je sais que chacune de ces morts aurait pu être évitée, si … Oui, si les bras étaient un peu plus ouverts de ce côté-ci de la mer. Nous savons que la famine, la guerre, la dictature chassent de chez eux des millions de personnes. Nous savons qu’ils n’ont pas les papiers requis pour fouler le sol européen. Nous savons aussi qu’ils n’ont pas d’autre choix que la fuite.

Cela me fait penser, je ne sais pas pourquoi, à Walter Benjamin. Le Benjamin fugitif. Le juif errant. Aujourd’hui, on dirait réfugié. En 1933, fuyant les nazis et leur terreur, il s’installe dans un premier temps à Paris. En 1939, déchu de sa nationalité, il devient apatride. Aujourd’hui, on dirait sans papiers. Les autorités françaises l’internent dans un camp. Aujourd’hui, on dirait camp de rétention. Il est provisoirement libéré le 16 novembre. Mais, à partir du 13 mai 1940, un mois avant l’occupation de la France par les nazis, il est décidé que tous les réfugiés allemands doivent être internés. Benjamin y échappe, grâce à un appui, Hannah Arendt non. Ni Dora, la sœur de Walter. Quand les Allemands entrent dans Paris, c’est de nouveau la fuite. Vers Marseille. De là, il veut gagner l’Espagne, la traverser, arriver à Lisbonne et prendre le bateau pour les États-Unis. Mais il n’en a plus la force. Et se suicide.

Tout cela est bien documenté. Des livres entiers ont été consacrés au destin tragique de ce réfugié, pas encore si célèbre à l’époque, qui, ne voyant d’autre issue, s’ôte la vie. De ces destins tragiques, il y en a cependant d’innombrables, chaque fois que les soubresauts de l’Histoire sévissent. Chaque noyé de la Méditerranée en est un. La fuite, la rétention, la maltraitance, la fuite encore, puis la mort. Mais ces destins-là restent muets. Les noyés de la Méditerranée sont anonymes. Ils n’ont pas de nom. En n’en auront pas. Personne ne leur consacrera des livres. Personne ne sait ce qu’ils ont dû vivre avant de mourir. Leur mort n’est qu’une unité de plus dans la macabre comptabilité des naufrages.