Au cours de ce voyage, Bella et Vipulan interpellent un système assoiffé de rentabilité qui dénigre le règne animal … et donc l’humain. Au-delà d’un état des lieux, les deux jeunes partent à la rencontre d’agriculteurs, de citoyens, de militants iconiques, de chercheurs pour qui „un nouveau monde“ est possible. Et si on partait, avec Bella et Vipulan, à la rencontre des insectes, loups et autres éléphants, ces chers animaux méconnus? Plutôt qu’un documentaire animalier, „Animal“ place le bien-être humain et animal devant la croissance économique et la productivité. Rencontre avec le documentariste, écrivain et militant écologiste Cyril Dion.
Tageblatt: La jeune génération est-elle la seule à mener ce combat?
Cyril Dion: Non. Il vaut mieux ne pas lui remettre ça sur le dos parce que, à 16 ans, c’est une charge trop lourde et les jeunes n’ont pas la possibilité de le faire. La force de cette génération, c’est de secouer celle qui est au pouvoir. C’est ce qu’a fait Greta Thunberg et ce que Bella et Vipulan essaient de faire à chaque rencontre. Plein de gens s’investissent depuis cinquante ans, mais cela reste marginal. Il n’y a pas un mouvement général dans la société pour s’emparer de cette question écologique. On a vu une évolution depuis 2018 parce qu’on a eu des étés caniculaires et que le changement écologique était tangible. Les gens ont pu le mesurer parce qu’il se produisait à côté de chez eux, et n’était pas simplement une idée lointaine. Mais cette prise de conscience n’est encore traduite. On le voit bien dans les échéances électorales en France.
Comment avez-vous choisi les deux jeunes?
J’ai rencontré Vipulan à la grève pour le climat en 2019 en présence de Greta Thunberg, venue pour la première fois à Paris. Il m’a intrigué. On s’est fréquentés, nous sommes allés au Festival de Cannes en 2019 où on avait lancé un appel aux réalisateurs et scénaristes pour faire des films qui nous aident à imaginer le futur différemment. Vipulan avait prononcé un discours impressionnant. Bella, je l’ai trouvée sur Twitter et c’est une des rares qui était vraiment engagée dans la défense des animaux sauvages alors que tous les autres sont très „climat“. J’aimais qu’ils soient complémentaires l’un et l’autre. Mais ils partagent cette préoccupation de façon très puissante.
Ont-ils accepté tout de suite?
Ils ont réfléchi à cause de l’avion. On s’est entendu sur le fait que l’impact que pourrait avoir le film serait bien plus grand que le coût écologique, que nos quelques billets d’avion auraient. Donc cela valait la peine. Bella dit d’ailleurs dans le film que nous sommes tous un peu hypocrites parce que le monde est organisé d’une telle façon que nous le sommes tous un peu. C’est une façon de dire que le problème est vraiment systémique et que nos actions individuelles ne sont ni la source première du problème ni sa solution première. Une étude faite il y a deux ans en France montrait que même si chacun d’entre nous avait un comportement héroïque cela permettrait de faire baisser de 25% les émissions de gaz à effet de serre, ce qui veut dire que les 75% sont structurels. On se retrouve à faire des choses avec lesquelles on n’est pas très à l’aise, on aimerait faire autrement.
„Animal“ est-il un film d’initiation?
Il interroge notre relation avec le monde vivant. Et qui essaie aussi de remonter à l’une des causes premières de la crise écologique qui est le fait que les humains aient considéré que le monde vivant était un monde inerte, chosifié. Et qu’on disposait ressources qu’on pouvait utiliser à foison pour alimenter la chaudière de la croissance économique. Quand on prend à nouveau conscience que ce n’est pas le cas, on se rend compte que le monde vivant a le droit d’exister autant que nous et dont on est totalement dépendants. C’est grâce au monde vivant qu’on peut boire, manger, respirer. Cela change totalement notre façon d’habiter cette planète. Cela devrait nous conduire à réinventer notre façon de faire de l’urbanisme, de l’industrie, de l’économie. Dans la première partie du film, les deux jeunes cherchent des solutions, mais qui restent dans le récit actuel de la croissance. La clé, c’est de changer le récit, de voir le monde d’abord et, ensuite, à partir de cet endroit-là, de construire des réponses systémiques qui sont plus puissantes.
Bella et Vipulan ont approché des animaux sauvages pour mieux les connaître …
Ils ont pu apprivoiser leur peur parce que d’autres ont compris que l’animal sauvage peut cohabiter avec l’homme. Ils ont essayé d’entrer en empathie avec le vivant qui les entoure. C’est ce que le philosophe Baptiste Morizot dit dans le film: on vit une crise de la sensibilité, qu’on a besoin de retrouver à l’égard des animaux et aussi des autres humains. A partir du moment où on perd cette sensibilité, on finit par considérer que les êtres vivants sont des objets ou en tout cas des moyens pour parvenir à nos fins.
Les indicateurs de santé seraient une des solutions …
La croissance est un indicateur qui est aveugle. La plupart des gens ne veulent pas la croissance en elle-même parce qu’ils pensent qu’elle va leur rapporter autre chose: la santé, la répartition des richesses. Aux Etats-Unis, on voit bien que, avant la pandémie, le pays avait beaucoup de croissance, cela n’empêche pas que l’espérance de vie baisse, que les écosystèmes se dégradent quitte à devenir presque inhabitables comme en Californie et que les institutions se dégradent. Donc aujourd’hui, on a besoin de se donner des objectifs directs. Ce qui est le plus important pour les gens, c’est d’abord la santé et ensuite ce qui les rend heureux, c’est-à-dire le lien social. Dans le film, l’économiste Eloi Laurent exprime cette idée en 2019, avant la pandémie. On a monté la séquence pendant le confinement. Cette hypothèse avait l’air de se confirmer.
Votre objectif, c’est de faire tomber le système?
Beaucoup de décisions politiques sont orientées par des intérêts économiques parce qu’il y a beaucoup plus de lobbyistes au Parlement européen qui agissent plus pour l’intérêt privé que pour l’intérêt général. Soit, il faut beaucoup plus de transparence sur ce que font ces lobbyistes – par exemple qu’il y ait au moins des lobbyistes qui fassent de l’intérêt général et qu’ils aient les moyens de le faire – ou alors, encore beaucoup mieux, qu’il y ait des modalités démocratiques qui nous permettent de contrer ces lobbies. Autrement dit, des démocraties directes qui fassent que la population, quand les élus n’agissent pas par rapport à un sujet grave, puissent se saisir de cette question et organiser elles-mêmes des référendums pour faire passer des lois.
L’écologie n’est-elle pas la grande oubliée de la campagne électorale en France?
Si. Pour moi, les écologistes ont besoin de proposer des récits beaucoup plus puissants. La politique c’est aussi tracer un horizon, donner un cap et être capable de traduire cet horizon dans un récit puissant et simple pour que les gens réagissent aux récits actuels qui nous proposent d’arrêter de manger de viande, d’arrêter de rouler en voiture … Il faut changer de priorité, qui serait plutôt celle de la santé et du lien social que de la croissance économique. Ce dont on manque un peu, c’est de trajectoire de sens. Nous, les humains, on a beaucoup besoin de sens. Cette recherche de sens est plus à même de contrebalancer notre frénésie matérialiste.
Etes-vous tenté par la politique?
On me l’a souvent proposé mais, chaque fois, j’ai refusé. Ce n’est pas mon talent. C’est un monde très violent que je serais incapable de supporter. Nicolas Hulot n’était absolument pas fait pour faire de la politique. C’est quelqu’un d’hypersensible, incapable d’entrer dans ce jeu de rapports de force qui demande parfois de se salir les mains. Ce que j’aime dans la vie, c’est créer, raconter des histoires. En revanche, soutenir des gens qui la font, oui. Pour le Plan Climat, j’ai proposé à Emmanuel Macron de mettre sur pied la Convention citoyenne et accepté d’en être un des garants. C’était une façon d’avoir une action politique aussi sans que je rentre dans une fonction. Cela a donné la Loi Climat malheureusement beaucoup plus faible que ce que les citoyens avaient proposé. Emmanuel Macron n’a pas tenu sa promesse. Il a laissé les propositions se faire détricoter par les lobbies économiques à nouveau. Elles sont arrivées au Parlement un peu vidées de leur substance. C’est mieux d’avoir cette Loi Climat que de ne pas en avoir. Elle est supposée permettre à la France de tenir ses objectifs: de réduire d’au moins 40% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Il me semble qu’on n’y est pas.
Le cinéma est-il un moyen efficace pour raconter ce récit?
C’est un moyen puissant car il a beaucoup d’impact sur l’imaginaire. Ce n’est pas pour rien que Goebbels faisait des films pendant la Seconde Guerre mondiale. C’était un moyen pour lui de renforcer un imaginaire dans l’Allemagne nazie: on dénombrait 1 milliard d’entrées au cinéma en 1943. Ils avaient compris que les histoires, par le cinéma, avaient la possibilité d’imprimer un récit. Les Etats-Unis, en 1947, en échange des milliards investis pour le Plan Marshall, ont demandé d’avoir 60% des droits de diffusion sur les écrans de cinéma européen. Le cinéma devait être une arme contre le communisme. C’était une façon d’exporter leur culture, un imaginaire, une vision du monde. Aujourd’hui, on a besoin, sans faire de la propagande, en construisant des récits puissants, de faire émerger des imaginaires différents et qu’on soit capable de les imaginer. On ne peut pas construire un monde différent si on ne peut pas l’imaginer d’abord. On est des êtres d’imagination. Jules Verne, Georges Méliès ont imaginé des humains sur la lune jusqu’au jour où les humains dont les cerveaux ont été ensemencés par cet imaginaire se donné les moyens de le faire pour de vrai. L’idée, c’est de proposer un autre récit de futur. Cette relation que Bella et Vipulan ont avec le monde vivant, cela pourrait être la normalité. Le documentaire „Demain“ (2016), a suscité des milliers de témoignages. Les gens avaient changé de vie, de métiers. Ils sont devenus agronomes, ils ont créé des entreprises. Toute la politique vélo d’Anne Hidalgo est inspirée de ce qu’elle avait vu dans „Demain“ avec ce qui se fait Copenhague. Il y a une génération „Demain“ dont la vie a été influencée, voire orientée. J’espère que beaucoup de gens verront „Animal“ même si c’est compliqué avec la crise sanitaire. Que le film va ouvrir des conversations et que cette question du vivant va s’inviter dans l’enjeu écologique où on ne parle que du climat. On ne parle pas de la biodiversité, de notre positionnement par rapport au monde vivant, on a l’impression que c’est un problème technique.
L’homme est un animal comme les autres?
Non! Aucun animal n’est comme les autres. Tous les animaux sont différents. Un écureuil n’a rien à voir avec une baleine et les humains sont une espèce d’animal très particulier. Il ne s’agit pas de tout niveler, de dire que tout se vaut, ce n’est pas vrai. L’humain est supérieur parce qu’on est capable de coopérer. C’est ce que dit Yuval Noah Harari dans „Sapiens: Une brève histoire de l’humanité“: mettez un chimpanzé face à un humain, c’est le chimpanzé qui va gagner. En revanche, si vous placez dix chimpanzés face à dix humains, ce sont les humains qui vont gagner parce qu’ils ont une capacité de s’organiser et de coopérer qui est infiniment supérieure à beaucoup d’autres animaux.

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