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Mathieu Pernot au MucemAu bord de l’abîme

Mathieu Pernot au Mucem / Au bord de l’abîme
Feu de camp à Moria, Lesbos (Grèce), 2020 Photos: Mathieu Pernot

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La souffrance du déplacement obligatoire, volontaire, l’exil, l’épreuve du corps perdu sur d’autres territoires aux règles inconnues, une culture disparue, des visages sans identité, des histoires au creux de chaque être qui tente le passage vers un monde meilleur, des histoires silencieuses pour des corps anonymes, un malheur auquel il est impossible de s’habituer.

Des photographies et une approche des migrants, un apprentissage de ce qu’ils sont, comme jamais nous les abordons, au cœur d’eux-mêmes, le seul environnement désormais qui compte. Le constat d’existences au bord de l’abîme. Tel est le travail de Mathieu Pernot.

„Émigrer, écrit Tobie Nathan (cité dans le catalogue de l’exposition), c’est toujours perdre la certitude du monde, la croyance en sa fiabilité et la sensation de sa propre identité – je veux dire l’illusion qu’on est identique à soi-même, qu’il existe un même soi qui était là hier et qui sera encore là demain … Lorsqu’on émigre, cette sensation se désagrège en quelques instants, comme ces momies qui partent en poussière quand les effleure un rayon de lumière. On est vite dominé par le sentiment de sa propre contingence. On apprend que si on est soi-même, c’est par hasard, qu’on pourrait aussi bien être un autre, qu’on le sera peut-être demain.“

Un destin encore possible

Seul donc au bord de l’abîme, sa propre histoire ravalée, les temps anciens, jadis d’une évidence palpable, comme une réalité qu’on avait le loisir de vivre à son aise, ont désormais disparu. Et nous les Occidentaux, habitués au malheur d’autrui, le regardant à peine, le laissant glisser sur nous, comme si c’était trop, nous voyons des villes comme Paris, Calais, des îles comme Lesbos, être pour certains un espace à conquérir de haute lutte pour y simplement respirer. Faire le voyage au prix du naufrage, avec des enfants et des cahiers d’écoliers, le désir d’apprendre la langue, comme on toucherait terre, dans un pays inconnu où tout recommencer serait la seule solution.

Mathieu Pernot redonne voix et corps, nous nous substituons, le temps trop fugitif d’un regard, à ces êtres qui tentent de survivre. Et la mer, source de loisirs et de plaisir, surtout en ces temps estivaux, devient un immense territoire incertain, dangereux. Prendre la mer, c’est l’impossibilité de voir au loin sa destinée. C’est confronter son corps, dans des embarcations d’infortune, à l’infini, en espérant que dans les cieux il y ait trace d’un destin encore possible.

L’exposition ouvre sur une reconstitution de la voûte céleste au moment où l’astronome syrien Muhammad Ali Sammuneh a quitté Alep pour Paris. Ces images accompagnent des planches d’astronomie anciennes. Une façon de dire que de tout temps l’homme a scruté les cieux pour savoir s’ils lui seraient favorables, un signe du destin dans le chaos. Et comme la mer a pris corps, ses flots gros et si peu accueillants, il y a une autre façon de redonner du volume, du relief, aux photos, d’en donner la narration charnelle. Les empreintes à l’encre des mains des migrants sur papier millimétré effectuées à leur arrivée en France. Comme des mains négatives, comme un signe intemporel, l’apposition d’une main, geste d’une évidence telle, la preuve de son existence, et qui vaut tous les mots. Des mains comme des suppliques aussi, qui viennent en contrepoint de scènes hallucinées de torture, des scènes dessinées au stylo-bille (2006-2018), tragédie et nécessité de témoigner, celles de Najah Albukaï, professeur de dessin à l’université de Damas, réfugié en France.

Des cris, des corps violentés, et pour beaucoup, des camps de réfugiés, des espaces pris par la misère de ceux qu’on n’accueille pas et qui se contentent de si peu. Canapés, matelas, abris bricolés, dans les rues de Paris, regroupements dans ce que l’on appelle désormais des jungles, celle de Calais, de Moria à Lesbos. Et comme en contrepoint à une destinée fracassée, les oliviers sciés pour du bois de chauffage. Et des planches botaniques ouvrant sur la biodiversité des essences méditerranéennes. Comment préserver la nature, si on n’offre pas aux hommes des conditions dignes de vie?

Et l’homme s’adapte, jusqu’à ne plus pouvoir. Jusqu’au feu mis au camp et que les migrants filment. Des flammes comme autant de visages tordus par l’histoire. Des indices, des fragments de vie recueillis après. Vêtements, chaussures éparses, mais aussi ces cahiers d’écoliers, à moitié calcinés, des cahiers que nous avons tous connus, et qui sonnaient tels des sésames, ceux de l’enseignement, de la connaissance, de l’accès à une meilleure condition. Des cahiers sur lesquels on trouve, à côté d’une écriture appliquée, un dessin d’enfant. Que faire de tout ce malheur, que l’Occident engloutit avec une si grande indifférence, allant même, et c’est là d’un beau cynisme, jusqu’à prendre les codes vestimentaires des migrants, et se promener avec des jeans déchirés, presque en loques. Tandis qu’eux sont invisibles.

Comme emmaillotés dans leurs linges, le visage caché, portant sur eux les vestiges du passé, des photos d’avant, quand le décor tenait au creux de leurs maisons et de leurs cultures. Mathieu Pernot, au début, voulait des photos silencieuses, à l’image de ces êtres couchés, qu’on enjambe sans les voir. Puis, peu à peu, leurs mots manquaient. C’est ainsi que les migrants ont pris la parole et montré par des vidéos leurs conditions de vie, ce qu’ils subissaient. Avec des témoignages de leur existence d’avant – ce passé qui ressemble désormais à une fiction. Nous sommes faits de ces histoires, qu’on le veuille ou non. Et nous nous devons d’accueillir ces êtres aux vies méconnues et si riches. L’altérité, depuis le temps qu’on en parle, est mise à rude épreuve. Ce travail salutaire de Mathieu Pernot nous oblige. L’action et le sauvetage sont urgents.

Empreintes de mains de migrants réfugiés en France, encre sur papier millimétré, 2018
Empreintes de mains de migrants réfugiés en France, encre sur papier millimétré, 2018

Infos

L’Atlas en mouvement
Jusqu’au 9 octobre 2022
Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée
Marseille
www.mucem.org