Après „Sibyl“ (2019), „Victoria“ (2016), Justine Triet signe un film de procès où la femme devient progressivement l’instrument de la justice. Le procès sert de prétexte à l’anatomie d’un couple et les liens secrets qui (dés)unissent. Sandra Hüller brille par son interprétation magistrale, dans l’incarnation d’une femme mise au pilori. Le jeune Milo Machado Graner incarne un Léo magnétique, un fils pris en tenaille dans la tortueuse recherche de la vérité. De la chute au sommet: Justine Triet a reçu la palme d’Or au dernier Festival de Cannes. Rencontre avec la réalisatrice française, à Cannes, avant la proclamation des prix.
Tageblatt: De quelle manière avez-vous voulu filmer un procès?
Justine Triet: Je ne voulais pas faire un film de procès sulfureux. On a tellement de références de films américains et asiatiques depuis qu’on est petits, qui déforment un peu ce qui se passe dans la réalité. En tant que française, je suis très proche d’un avocat français qui m’a aidée vraiment à planter le film dans le décor de la France. Je voulais avoir le rythme de mon thriller à moi et ne pas être dans l’injonction de l’efficacité. Je savais exactement où je voulais aller. Le procès est aussi un prétexte de parler des relations homme-femme.
La justice est-elle misogyne?
Oui. On a un peu forcé le trait, mais l’avocat général est misogyne. Ce n’est pas une thèse. Je ne théorise jamais, mais il y a des aspects dans la justice qui ressortent: par exemple, quand on n’a pas assez de preuves de la culpabilité de Sandra, on cherche autour. Elle est une femme libre, elle a des mœurs un peu légères. En cela, on dissèque sa sexualité, sa manière de vivre, sa vie privée. C’est une approche assez misogyne et c’était conscient.
Comme dans „Sibyl“ et „Victoria“, la femme dans le couple occupe une place centrale. Qu’est-ce qui vous attire dans cette thématique?
Quand j’écris, je vois des femmes comme figures principales. Souvent, j’aime voir mes personnages malmenés, et cette fois, un peu plus fort que d’habitude. Comme des peintres feraient une peinture d’une femme, j’ai envie de peindre un personnage très complexe, de rentrer dans son cerveau. Au début, c’est assez simple, après, cela se complique.
Le soir de la première à Cannes, vous avez dédié le film aux femmes qui veulent exercer le métier de cinéaste. Pour quelles raisons? (1)
Depuis le Covid et la guerre en Ukraine, je suis très attentive aux jeunes qui arrivent, peut-être parce que j’ai une fille de douze ans. J’ai très envie de voir les films qui vont arriver dans les dix prochaines années. J’ai mis du temps à comprendre que le fait que les femmes étaient moins derrière les caméras est quelque chose de systémique. C’est important que ça bouge. „L’anatomie d’une chute“ est un film sur le couple et aussi sur la création. Sandra est une écrivaine comme son compagnon.
Vous avez écrit le rôle pour Sandra Hüller. Pourquoi?
J’étais très impatiente de sa réponse, avec l’angoisse de me demander qui pourrait interpréter si elle refusait le rôle. Depuis le début, j’étais obsédée par elle, j’entendais sa voix quand j’écrivais. Et cela m’aide parce que je vois comment la personne va prolonger ma pensée. C’est très organique. Sandra incarne quelque chose de tellement authentique. Elle joue avec son corps. Son esprit est dans son corps. J’avais du mal à imaginer quelqu’un qui pourrait apporter autant de mystère, de complexité. Sandra Hüller est mystérieuse, sans surjouer.
Sandra, l’héroïne, est jugée pour être à la fois mère et ambitieuse.
Cette question est au cœur de plusieurs films que j’ai faits. Il y a toujours, étrangement, même en France, cette idée qu’une femme doit être une mère d’une certaine façon. Sandra ne demande pas, elle prend les choses, elle vit ses désirs. Elle travaille, elle est peu chez elle. Elle peut être antipathique, aux yeux de certains.
L’enregistrement sonore d’une violente dispute est entendu dans la salle d’audience. Quelle importance avez-vous voulu accorder au son?
Je ne voulais pas que le spectateur sache qui frappe qui. Je souhaitais entrer dans la peau des jurés et de l’enfant, malvoyant, observer aussi la manière dont chacun va comprendre ces sons et les interpréter. L’enregistrement de la dispute devient une pièce à conviction. Toutes les séquences sons étaient présentes dans le scénario d’origine. La malvoyance du fils est complètement liée à l’absence d’images. La musique a été un sujet important. Nous voulions un morceau gai, joyeux. Nous avions pensé à „Jolene“ de Dolly Parton, mais on n’a pas eu les droits. Nous avons finalement choisi la version instrumentale de P.I.M.P. du rappeur 50 Cent.
Vous avez tourné dans une vraie salle d’audience. Pourquoi?
J’avais tourné „Victoria“ dans un studio. Je n’étais pas très contente. Du coup, j’étais obsédée en termes de faire quelque chose de moins propre, moins solennel. Je voulais éviter le côté christique d’un procès qu’on a l’habitude de voir. Je voulais mettre le bordel, beaucoup de zooms, exprimer ma manière de salir cet endroit, de me l’approprier. Ce n’était pas simple. On a essayé de trouver des mouvements, avec deux caméras. Nous avons tourné dans le Palais de justice de Saintes (Charente-Maritime). Le temps était compté, car de vrais procès devaient s’y dérouler par la suite.
„Anatomie d’une chute“ est en compétition au Festival de Cannes. Comment vous sentez-vous, qu’espérez-vous?
J’ai déjà été en compétition à Cannes („Sibyl“, compétition officielle, 2019; „Victoria“, Semaine de la critique, 2016, ndlr) et tout peut arriver. J’ai un rapport très étrange aux récompenses. Je pense profondément que les meilleurs films ne sont pas forcément ceux qui sont récompensés. J’adore les films qui ne sont pas du tout aimés. On n’est pas dans une compétition de sport. C’est plus complexe. Dans mon caractère, ce qui compte le plus c’est la réception du film et je suis déjà très contente. Beaucoup de gens viennent me parler de leur couple et de l’effet miroir du film dans leur vie. Cela me touche beaucoup et c’est vraiment une nouveauté pour moi.
(1) Le discours politique et „clivant“ de Justine Triet lors de la remise des prix a créé la polémique.
„Anatomie d’une chute“ de Justine Triet. Avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner. En salles.
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