„Lors de Luxleaks, je m’étais engagé en faveur d’Antoine Deltour et le juge m’avait humilié quand j’avais été appelé à la barre. Il m’avait en permanence reproché de ne pas avoir travaillé sur le sujet. Or, je n’intervenais pas comme prof d’histoire, mais comme citoyen.“ Cette expérience a opéré un tournant dans la carrière universitaire de Benoît Majerus, qui, à ce moment, travaillait depuis quinze ans sur l’histoire de la psychiatrie. C’est désormais armé de plusieurs années de recherche que le professeur d’histoire à l’Université du Luxembourg peut désormais décrire une généalogie des pratiques révélées par les Luxleaks.
Enfant de la crise de 2008
La recherche sur l’histoire de la place financière à l’Université du Luxembourg est, comme le champ historiographique dans lequel elle s’inscrit, un enfant de la crise de 2008. Les politiques d’austérité consécutives de la crise des subprimes ont ravivé l’intérêt pour les questions d’équité fiscale. Cette recherche est aussi la déclinaison académique du „changement de paradigme“ que Benoît Majerus observe dans la société luxembourgeoise depuis la parution des Luxleaks (2014) puis des Panama Papers (2016). „La société luxembourgeoise ne peut plus faire comme si la place financière, avec ses conséquences négatives, n’existait pas. On dispose désormais d’un journalisme critique qui n’existait pas avant. Quand on va à un colloque à l’étranger, les gens nous parlent de la place financière. Cette nouvelle expérience, beaucoup de Luxembourgeois la font lorsqu’ils vont en vacances et sont plus confrontés qu’avant à cet imaginaire négatif.“
L’historiographie change, mais elle le fait à son rythme. Le temps académique n’est pas celui de l’opinion publique. Et le terrain à explorer est vaste. „Pendant très longtemps, on écrivait sur la place financière quand une banque fêtait son anniversaire. Les ouvrages étaient publiés dans un cadre commémoratif, sans notes de bas de page. Ils reposaient parfois sur du travail d’archives auxquelles d’autres historiens n’avaient pas même accès. La commémoration n’a pas la vocation critique du travail historique“, observe l’historien. „J’ai moi-même participé récemment à deux projets commémoratifs, l’un sur la CSSF, l’autre sur BGL BNP Paribas. J’ai écrit autrement. Je suis aussi prisonnier dans ces cas.“
La „business history“ dont relèvent ces travaux s’est longtemps distinguée par ce mélange des genres. Le grand déballage critique autour du rôle de grandes entreprises durant la Deuxième Guerre mondiale lui a donné une nouvelle crédibilité. Beaucoup d’entreprises ont ouvert leurs archives et engagé des archivistes. La crise de 2007-2008, les leaks, la discussion sur l’équité fiscale autour des thèses Thomas Piketty, ont stimulé l’historiographie autour de l’évasion et l’optimisation fiscales. L’histoire des impôts, étudiée dans les années 70 pour le 19e siècle, est redevenue à la mode.
Une évasion fiscale séculaire
La recherche que Benoît Majerus conduit au sein du Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) de l’université porte sur le centre financier off-shore que fut et demeure le Luxembourg. „Je me suis fait prendre par le côté moralisant, je fais désormais une histoire des élites“, s’amuse-t-il, au regard des personnes qu’il rencontrait en faisant l’histoire de la psychiatrie. L’histoire de la finance est l’occasion de faire une histoire globale très prisée. Benoît Majerus s’intéresse par exemple aux liens tissés entre Luxembourg et Panama dès les années 30, quand par peur d’une invasion allemande, des holdings ont déplacé leur siège vers le petit Etat d’Amérique latine. Mais cette recherche est aussi l’occasion de nourrir un champ de recherche jeune et dynamique, plutôt que d’arriver après la bataille. La Suisse en la matière a pris de l’avance, grâce à la question de la spoliation des biens juifs et l’ouverture des archives qu’elle a occasionnées. L’Université de Berkeley autour de Vanessa Hogle, autrice notamment d’„Archipelago Capitalism: A History of the Offshore World, 1920s-1980s“ et de Gabriel Zucman – lequel, depuis 2021 pilote un observatoire européen de la fiscalité – est un autre point de référence.
Cet offshore a besoin d’une infrastructure, d’avocats, de notaires, de sociétés de domiciliation, de fiduciaires, d’audit. Faire son histoire, c’est faire l’histoire des plombiers, qui s’emploient à faire circuler des flux sans résistance.
Son prochain projet, financé par le Fonds national de la recherche (FNR) sur trois ans, porte sur l’histoire des boîtes aux lettres au Luxembourg. „Je m’intéresse à ces sociétés qui n’ont pas de substance, créées uniquement pour faire de l’évasion fiscale. Le but est double. Il est d’un côté de regarder comment le Luxembourg s’inscrit dans cette histoire globale, de faire un mapping du pays dans ce monde offshore, et d’un autre côté, il y a un aspect très local. Cet offshore a besoin d’une infrastructure, d’avocats, de notaires de sociétés de domiciliation, de fiduciaires, d’audit. C’est faire l’histoire des plombiers, qui font circuler des flux sans résistance.“
C’est une première description de ces rouages qu’offre un article qu’il a corédigé avec le doctorant Matteo Calabrese, à paraître dans le prestigieux journal de l’Université de Cambridge, Contemporary European History. Les deux chercheurs y font l’„archéologie d’une île au trésor“, en se penchant sur les acteurs et les pratiques des holdings luxembourgeoises entre 1929 et 1940. Ils y montrent comme la fondatrice loi sur les holdings, adoptée durant le chaud été 1929, s’est joué entre un petit nombre de personnes intéressées, sous le lobbying de l’industrie, dans l’intérêt fiscal de l’Etat et dans l’intérêt privé de notaires, avocats ou banquiers proches du parti de la droite ou du patronat industriel. C’est dans cette décennie-là que se sont bâties des dynasties comme celle de la famille Loesch, avocats spécialisés dans la création de holdings, qui auront opéré pendant quatre générations jusqu’au rachat de leur cabinet par Linklaters à la fin des années 90.
La taxation minimale (0,16%) sur le capital de ces sociétés qui ont pour objet exclusif la prise de participations dans d’autres entreprises, plus avantageuse que les pionniers que furent la Suisse et le Liechtenstein, aura fait naître 1.500 de ces entités en dix ans (à comparer aux 250 entreprises créées entre 1919 et 1929). L’impôt levé augmentait les ressources de l’Etat (jusqu’à hauteur de 1,6%) comme l’avaient espéré publiquement les initiateurs du parti de la droite comme le rapporteur Auguste Thorn qui serait aux commandes de la holding créée par Ford pour ses affaires européennes. Mais la présence de ces nombreuses holdings a eu aussi des retombées financières sur l’hôtellerie, le tourisme et tous les intermédiaires, soulignent les deux historiens.
Un tiers de ces holdings venaient de France, un quart de Belgique, puis de Suisse et des Pays-Bas, ce qui, dans ces derniers cas, rappelle que ce sont aussi des couches d’opacité que pouvait offrir la création d’une holding au Luxembourg. Les noms de grandes familles industrielles, les Italiens Pirelli, les Français Wendel, les Suédois Wallenberg, apparaissent. Mais le gros des holdings sont le fait de familles moins en vue qui gèrent leur fortune personnelle et leurs affaires commerciales par ce moyen juridique. Elles trouvent des relais dans les notaires qui peuvent prêter les noms de leurs clercs aux bénéficiaires effectifs. Ils sont particulièrement intéressés à cette ingénierie fiscale. Sur les 32 impliqués dans des holdings, cinq notaires sont présents dans les trois quarts d’entre elles. Deux sont proches du parti de droite (Edmond Reiffers et François Altwies, ancien président de la Chambre des députés), tandis que les trois autres (Paul Kuborn, le plus impliqué, Joseph Neuman et Tony Neuman) sont proches de l’Arbed.
Ce choix stratégique a rencontré des oppositions. Il y a une véritable critique, socialiste, durant cette décennie, à commencer par celle portée dans les débats initiaux par le député René Blum, inquiet d’une rupture du principe d’égalité des Luxembourgeois devant la loi (ici fiscale). Mais elle ne résiste pas aux négociations sur la constitution d’un nouveau gouvernement en 1937. Le Tageblatt s’inquiète aussi régulièrement pour la réputation du pays qui deviendrait un lieu d’asile pour le capital en fuite – sa critique est par moment teinté d’antisémitisme.
Réécrire l’histoire
On retrouve, dans les années 30, beaucoup des rouages qui seront décrits des décennies plus tard, constatent les deux historiens: une capacité d’innovation dans la législation sur le capital; de larges marges de pouvoir arbitraire laissées à l’administration; une large gamme d’acteurs comme des notaires et des avocats d’affaires; des compagnies privées qui captent le pouvoir législatif du gouvernement; une imbrication étroite entre le monde politique et les infrastructures de dissimulation; un mélange d’intérêts publics et privés.
„La loi sur les holdings a vraiment changé l’histoire de manière significative“, martèle Benoît Majerus, qui en profite pour rétablir des vérités historiques. La crise de 1929 n’a pas empêché son succès, comme a voulu le signifier un historien comme Emile Haag. Elle l’a au contraire renforcé. „C’est parce qu’il y a une crise en 1929 que les impôts dans les autres pays augmentent et que les gens ont intérêt à faire de l’optimisation.“ De même, l’idée avancée par Michel Pauly, attribuant l’essor de la place à des modifications législatives en Allemagne et aux Etats-Unis dans les années 60, vacille à l’issue de ces découvertes. „Les changements extérieurs expliquent des modifications dans la répartition des flux. Mais cela n’explique pas pourquoi ces capitaux viennent au Luxembourg dans les années 60. Or, ils viennent parce qu’il y a l’infrastructure, parce qu’il y a des gens au Luxembourg qui écrivent des lois, qui les améliorent, ou à l’inverse qui n’en écrivent pas et empêchent qu’il y ait de la régulation“, souligne l’historien. Il n’est pas impossible qu’on puisse pousser ces fouilles archéologiques de papier plus loin encore. L’historien est tombé récemment sur un article paru dans Le Soir en 1925, qui réemprunte le terme géopolitique de „trouée luxembourgeoise“, pour dénoncer le recours au Luxembourg de résidents belges pour échapper à la fiscalité de leur pays.
Les changements extérieurs expliquent des modifications dans la répartition des flux. Mais cela n’explique pas pourquoi ces capitaux viennent au Luxembourg dans les années 60. Or, ils viennent parce qu’il y a l’infrastructure, parce qu’il y a des gens au Luxembourg qui écrivent des lois, qui les améliorent, ou à l’inverse qui n’en écrivent pas et empêchent qu’il y ait de la régulation.
Du numérique à l’oral
La Deuxième Guerre mondiale a porté un coup d’arrêt au développement des holdings. Mais la reprise en temps de paix fut rapide. De 473 holdings en 1948, on est passé à 1.109 en 1952. Et, en 1959, l’administration fiscale donne un coup de fouet au statut en l’accordant à des fonds d’investissement dits „open ended“. C’est le statut dont profitent les Investors Overseas Services (IOS), créés en 1961 par le sulfureux Bernard Cornfeld et qui sont à l’origine d’un scandale dix ans plus tard sur lequel Benoît Majerus s’est penché dans un article plus ancien. Le scandale est un objet d’histoire fécond puisqu’il rend soudainement visible ce qui était caché. Et celui-là permet de rappeler qu’il y a eu des fonds d’investissement bien avant 1987, date de la transposition inhabituellement rapide d’une directive européenne, habituellement désignée comme acte de baptême de cette future industrie. D’ailleurs, alors le travail de thèse que soutiendra d’ici à quelques mois Matteo Calabrese au sujet des fonds devait initialement avoir pour année de départ 1987, ce sera finalement l’année d’arrivée. „Il y a toute une histoire refoulée à cause de ce scandale“, observe Benoît Majerus. Or, ce dernier rappelle les liens entre finance et politique, à travers le rôle de deux avocats membres de la famille du ministre du parti de droite, Pierre Dupong, et du député libéral, Jean Hamilius, qui officiait à la comptabilité. Il dit aussi le manque de débat démocratique sur le développement économique du pays. Le gouvernement a remis le couvercle sur l’affaire via un arrêté.
Pour étudier les holdings dans les années 30, les chercheurs ont pu s’appuyer sur l’introduction manuelle, dans un logiciel par trois étudiants, des renseignements sur les sociétés holdings consignées au mémorial C. Avoir une vue semblable sur près d’un siècle d’évasion fiscale passe par contre obligatoirement par des moyens informatiques puissants, pour gérer la quantité de documents, et le contournement d’obstacles que représentent les différences de structuration des trois corpus différents dans lesquels puiser, ainsi qu’une reconnaissance des caractères (océrisation) qui n’est pas optimale. „J’aimerais dire Panama, obtenir l’évolution du nombre de ses occurrences dans les années, savoir qui sont les acteurs qui reviennent le plus souvent en association avec Panama“, explique Benoît Majerus. „Après, dans une deuxième étape, c’est à moi de chercher sur les personnes qui ressortent, dans quels réseaux elles s’inscrivent, et quels liens ces réseaux peuvent avoir avec le monde politique.“
L’approche qualitative est, elle aussi, tout aussi incontournable, d’autant plus qu’une histoire de la finance, n’est pas nécessairement une histoire des bien nés. On peut, à travers l’argent, qui est au centre de l’activité humaine, rafraîchir tous les thèmes de recherche habituels. Une étudiante aborde l’histoire de l’immigration, par des interviews avec des Italiens immigrés dans les années 50, pour cerner à partir de quand ils ont eu besoin d’une banque et comment ils en ont choisi une. Un doctorant vient de soutenir une thèse sur l’introduction de la carte bancaire qui relève davantage de l’histoire des technologies. Une doctorante travaille sur les comptes spoliés des juifs, tandis qu’une dernière s’intéresse au concept de compliance qui vient des finances.
Le problème de l’accès aux sources après 1945, en raison du délai légal et de la nature privée de nombre d’entre elles, est un faux problème. Les moyens de le contourner sont nombreux. D’abord, il y a la presse numérisée depuis les années 50 dont le corpus ne cesse de s’étoffer. La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a aussi ses archives, certaines banques donnent accès aux leurs. Il y a aussi la littérature grise, comme les rapports annuels des banques, mais aussi les sous-estimées archives du web qui permettent par exemple d’accéder aux sites internets tels qu’ils se présentaient avant les années de crise. C’est là que Benoît Majerus a retrouvé d’anciennes listes d’avocats du barreau, mais aussi les discours d’anciennes entreprises de domiciliation qui au début des années 2000 étaient bien moins gênées qu’aujourd’hui de dire ce qu’elles faisaient.
Et puis, il y a la stimulante histoire orale, précieuse justement pour l’histoire des dernières décennies. „Elle est pour ce sujet-là d’une grande richesse. C’est maintenant qu’il faut le faire. Ce qui manque est que contrairement à l’histoire des ouvriers, il n’y a pas de fierté. Il y a une histoire commémorative qui s’écrit par l’élite, à la différence de ce qu’il s’est passé pour l’industrie avec le mouvement ouvrier. On ne construit pas de monument à la secrétaire de banque comme on l’a fait pour l’ouvrier du fait qu’un mouvement syndical l’a héroïsé.“ Pour les besoins d’une conférence tenue en mars, sous le patronage de la Conférence Saint-Yves, Benoît Majerus a conduit des interviews avec des dizaines d’avocats d’affaire, dont il a souligné le rôle dans la codification réglementaire entourant le capital.
Parfois, les anecdotes entendues dans ces entretiens se retrouvent dans les archives. Ainsi, dans les archives de l’ambassade belge au Luxembourg, il a eu confirmation que beaucoup de Belges au retour du Congo devenu indépendant sont passés par le Luxembourg pour déposer leur argent. Par contre, que le chef de l’agence de BNL de Mondorf-les-Bains, après l’arrivée de Mitterrand et le renforcement des contrôles douaniers aux frontières, ramenait de ses pêches dominicales en France, les avoirs de Français pour les placer à la banque le lundi, risque plus difficilement de trouver confirmation dans les archives.
Ces aspects démontrent qu’il y aurait de quoi occuper des générations d’étudiants avec l’histoire de la finance au Luxembourg. „Il y a tellement d’archives“, conclut Benoît Majerus. „Sur l’histoire de la sidérurgie, il y a encore des milliers d’histoires à écrire. Alors, sur la place financière, où rien n’a encore été fait …“
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