Quand on pense à l’importance du rêve dans l’histoire de l’art, le mouvement surréaliste surgit aussitôt à l’esprit, tant il a voué un culte au rêve dans lequel il pensait voir jaillir, comme dans l’écriture automatique, les productions de l’inconscient. Les cinq artistes réunis au sein du projet „The moon is full, but it is not a moon“, produit par les Rotondes, ne cachent pas cette influence. Mais leur travail va bien plus loin que la simple fixation physique du rêve.
Pendant six mois, les artistes ont consigné leurs propres rêves par écrit. Les 500 songes ainsi collectés ont ensuite nourri une intelligence artificielle. Pas n’importe laquelle, mais celle qui porte le nom de GPT-3 et prétend être capable de produire du langage humain. Cette dernière a alors été programmée pour créer une base de données, une „architecture des rêves“ qui devient le rêve collectif des cinq complices. Les artistes lui ont ensuite demandé d’apprendre le langage du rêve, d’en reproduire la syntaxe, pour qu’elle soit en mesure de raconter à son tour ses propres rêves. Les quelque soixante songes produits par la machine ont ensuite servi de matière première soumise à leur interprétation pour créer un espace physique dans lequel sont déclinées ces rêveries sous différentes formes.
Machine poétique
„Aucune machine ne peut rêver. Mais les êtres humains le peuvent“, insiste l’une des initiatrices du projet, Gioj De Marco. La machine joue ainsi le rôle du papier dans les cadavres exquis chers aux surréalistes, ce jeu par lequel chaque participant écrit une phrase sans savoir ce que le précédent a écrit sur une partie du papier plié au préalable. Ainsi, ils sont intervenus en fin de processus pour „humaniser“ la production de la machine. Et c’est alors seulement qu’a commencé la réflexion sur la manière de rendre ce rêve collectif, ce qu’il raconte d’eux, sur la manière dont les gens s’y déploient, les lieux qu’ils y fréquentent, mais aussi ce que cette matière peut dire de possibles futurs.
L’idée n’était donc pas d’abandonner ses rêves à la machine, mais bien d’aller contre la nature et les prétentions de cette dernière. „Nous allons à l’encontre de l’idée que l’intelligence artificielle est l’égal de nous. Ce qu’elle n’est pas. Elle est artificielle, mais n’est pas intelligente. Il lui faut beaucoup de personnes pour agir“, poursuite cette native de Luxembourg installée à Los Angeles depuis 27 ans. „Nous utilisons ses capacités mathématiques et d’apprentissage pour construire de nouvelles choses.“ Et même, dans une approche sans doute surréaliste, lui arracher ce qu’elle peut cacher de poétique, ajoute le dramaturge Andrej Mirčev.
On pense cette fois au cut-up dont William Burroughs se fit une spécialité, lorsque dans un autre endroit de la salle, sont proposés des bouts de rêves rangés dans un meuble à la manière d’un archivage de rêves, sauvetage d’une matière habituellement condamnée à l’éphémérité. Les visiteurs sont invités à en saisir un fragment et à l’inscrire à la craie à la suite d’une phrase en cours d’écriture sur un tableau d’école. Mais la tâche est rendue plus compliquée et plus éloignée de la réalité, par le fait que la craie se trouve au bout d’un bâton. Cette invitation à performer les rêves se veut une expérience tactile de participation au rêve collectif et à la production d’un nouveau rêve collectif remixé.
C’est sans doute dans cet aspect collaboratif du travail des artistes que le projet se distingue de la démarche surréaliste. Car si chacun des cinq artistes recourt à l’une de ses spécialités: Gioj De Marco (arts visuels), Karolina Pernar (sculpture), Andrej Mirčev (dramaturgie), Agnese Toniutti (musique), Loris D’Acunto (intelligence artificielle), leurs productions sont le résultat de leurs échanges. „Dans ma pratique personnelle, je n’aurais pas fait cela, mais dans ma pratique soumise à la collaboration avec les autres, voilà ce qui arrive“, explique Gioaj De Marco en montrant la mise en scène d’un rêve filmé dans deux sens, de manière à la superposer de part et d’autre d’un même écran en toile, et auquel répondent les sculptures de Karolina Pernar, l’autre artiste à l’origine du projet. Le résultat est un mélange de leurs rêves et de leurs réflexions. „Tu ne sais pas où ton rêve commence et où celui d’une autre personne s’achève.“
Dans le rendu spatial de ces rêves à l’intérieur de la galerie des Rotondes en arc de cercle, l’ambiance intimiste et sensible dans laquelle on plonge après un passage obscur qui fait le lien entre le monde matériel que l’on quitte et l’espace onirique dans lequel on pénètre, peut faire penser au situationnisme, quand bien même le mouvement des années 60 vouait aux gémonies l’importance surréaliste attachée au rêve. L’impression d’avoir affaire à une expérience „psycho-onirique“ se renforce par l’absence de narratif inscrit dans l’espace et par la musique très prenante composée par Agnese Toniutti. Il y a aussi un art du détournement du média et une volonté de faire „voir des aspects familiers d’un point de vue non familier“, que l’on peut identifier avec le mouvement scientifique, explique Andrej Mirčev.
Au bout de la salle, on est invité à s’installer dans un canapé pour assister, pendant huit minutes, au dialogue lunaire de deux hommes échangeant leurs expériences de rêves. Ils se sont appropriés des rêves de la machine et les questions qu’ils se posent ont été coupées au montage, de sorte que leur échange construit une sorte de „nuage lexical“, drôle à plusieurs titres. Du drame au rire, le rêve, comme l’art, est capable de tout.
Vernissage
Le vernissage de l’exposition a lieu aujourd’hui à 18.00 h dans la Galerie des Rotondes à Luxembourg-Bonnevoie. L’exposition est visible tous les jeudis et vendredis (15.00-19.00 h) ainsi que les samedis et dimanches (13.00-19.00 h) jusqu’au 28 août 2022. Entrée libre.
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