Le premier volet de leur fresque „The Unmanned“ au Casino Luxembourg en janvier 2014 marquait un virage artistique dans l’œuvre du duo d’artistes français Fabien Giraud et Raphaël Siboni. Il constituait le premier jalon posé d’une coopération au long cours entamée deux ans plus tôt et qui allait permettre au Forum d’art contemporain de tisser un vaste réseau avec de nombreuses institutions, dont l’Institut d’art contemporain (IAC) de Villeurbanne, l’Okayama Art Summit, le Museum of Old and New Art (MONA, Australie), ou encore la Biennale de Liverpool.
La première saison de cette vaste fresque, déclinée lors des deux expositions de 2014 et 2018, se présentait comme une histoire subjective de l’informatique à rebours. Elle commençait en 2045, année où les machines s’affranchissaient des hommes. Elle s’achevait en 1542 avec la conquête de l’Amérique et le massacre des deux animaux dans ce qui deviendra la Silicon Valley.
D’une prédiction de notre passé de la première „saison“, on passe désormais à une anticipation d’un futur. Dans les deux, il s’agit de mieux réfléchir et vivre le présent. C’est à un présent retourné qu’amène cette fois-ci l’exploration du futur de la valeur. L’axiome de la deuxième saison est présentée au rez-de-chaussée du Casino. Le duo filme des végétaux et animaux dont des parties ont par le passé servi de monnaie humaine, pré-métallique. Ils le font à l’aide d’une caméra thermique empruntée à l’armée anglaise. L’identification des espèces en fonction de la chaleur de leurs parties est une référence à une théorie de Georges Bataille. Dans „La part maudite“, le philosophe et écrivain français avançait l’idée que la base de la théorie économique résidait dans le surplus d’énergie solaire. Ce n’est pas selon lui la rareté, mais l’excès énergétique que l’économie entend gérer. Dans l’espace suivant, des scientifiques éprouvent sa théorie selon laquelle la valeur est étalonnée sur l’inévaluable, en tentant de chiffrer ce qu’il en coûterait d’éteindre le soleil.
A l’épreuve de la fiction
La saison est constituée de trois films-performances durant lesquels „les corps d’acteurs amateurs sont soumis à l’épreuve de la fiction“ sous trois formes, comme l’entend Fabien Giraud. Pour les films „The Everted Capital (1894-7231)“ et „The Everted Capital (1971-4936)“, le dispositif prévoit que des acteurs amateurs répètent 24 fois le même scénario d’une heure, sans repère chronologique.
Dans le premier, le duo d’artistes prend à revers l’idée jamais exaucée du cinéaste russe, Sergei Eisenstein, de tourner un film dont le scénario serait „Das Kapital“ de Karl Marx. Il n’a jamais pu mener à bien cette idée séduisante, mais difficile à exaucer. Les deux artistes reprennent le flambeau en décidant de filmer l’envers du capital. „Pour le capital, il faut une nature, de la mort – de la finitude humaine pour avoir un désir infini – et le medium de l’accumulation qu’est l’argent“, explique Fabien Giraud. Sans la mort, il y aurait une forme d’égalité, comme l’expérimentent des communistes immortels, vêtus en quaker, qui vivent sur une sphère de Dyson en 7231, jusqu’à ce que la mort revienne comme un atavisme. Le film est tourné dans le sous-sol du Museum of Old and New Art en Tasmanie, avec des acteurs qui jouent en continu, filmés par une multitude de caméras et les artistes en régie qui choisissent le montage.
Dans le second film, c’est une intelligence artificielle qui est au montage. Tourné dans une école japonaise, il conte une prise en otage qui aurait débuté en une année 1971 alternative. Après que Nixon annonce que la Terre va être démantelée, des mortels prennent en otage des immortels. Le film est tourné trois mille ans plus tard avec des caméras des années 70. On en est à la 82e génération de mortels. Ils sont dans un délabrement moral avancé et ont oublié la cause même de l’action de leurs ancêtres. „Ce n’est pas une prise d’otage, mais une démonstration qui finira par une preuve. Le dernier souffle de la dernière d’entre nous sera la preuve“, murmure péniblement une des preneuses d’otages sur un air d’opéra chanté par sa voisine.
Dans „The Everted Capital (585 av. J.-C. – 2022)“, la troisième vidéo présentée au premier étage et qui achève le cycle, un homme et une femme enfermés dans un laboratoire doivent entraîner une intelligence artificielle à avoir une conscience. Ils lui font passer une série d’épreuves: l’amour, le deuil, le présent et lui font croire qu’elle porte un enfant. L’actrice, Léa, était réellement enceinte au moment du tournage. Durant les six mois de l’exposition, elle revient tous les mois avec son enfant, Ulysse, désormais âgé de quatre mois, pour réaliser un nouveau tournage qui sera intégré au film, appelé donc à se modifier en cours d’exposition. L’enfant, c’est „la possibilité d’être enfin nulle part et personne“. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire.
„The Everted Capital (Katabasis)“ est à la fois une exposition classique constituée de films et objets, mais l’espace d’exposition est donc aussi le set de tournage d’un film. En mai sera filmé le premier plan d’un épilogue infini de la saison 2. Une caméra 360 degrés descendra très lentement à travers l’espace d’exposition depuis le grenier jusqu’aux toilettes (d’où le nom Katabasis associé au titre). Il traversera l’espace destiné à la mère et son enfant, et en dessous, à l’entrée du Casino, un espace humide, celui dans lequel dormiront durant le temps de l’exposition des immortelles volontaires.
Artefacts artificiels
La saison 3, faite de sculptures et de „déchets“ de la fresque spéculative que constitue „The Unmanned“, démarre par un axiome constitué d’une exposition d’objets, à savoir des lames dessinées par une intelligence artificielle auquel on a soumis 5.000 images issues du projet un peu fou de Pitt Rivers, qui s’inspirant de l’œuvre de son camarade Charles Darwin, voulait proposer un tableau de l’évolution d’artefacts humains. La collection proposée par l’intelligence artificielle, reproduite par des artisans d’art, se présente comme „les artefacts d’un monde qui n’a jamais existé.“
Le travail de Fabien Giraud et Raphaël Siboni, qui s’étire sur dix ans, est rempli de projections, d’anticipations et de références à des philosophies d’anticipation comme à des projets avortés. Les dépister peut être un jeu intellectuel stimulant. Mais les détenir n’est pas une condition à la visite de l’exposition, comme en convient le directeur du Casino et commissaire de l’exposition, Kevin Muhlen. „C’est chargé en références, en même temps, on n’a pas besoin de tout savoir. Il suffit d’avoir quelques éléments pour se créer sa propre mythologie et se projeter dans ces fictions que les artistes mettent en lumière“, convient-il.
Infos
L’exposition se tient jusqu’au 4 septembre. Le vernissage a lieu aujourd’hui à 18.30 h. Il sera notamment constitué d’une lecture de l’axiome de la deuxième saison et se fera en présence de la maman et de son bébé qui joueront une scène qui sera intégrée à la vidéo „The Everted Capital (585 av. J.-C. – 2022)“.
Détails: www.casino-luxembourg.lu.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können