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L’histoire du temps présentPlus jamais ça?

L’histoire du temps présent / Plus jamais ça?
 Photo: Uncredited/Russian Presidential Press Service/dpa

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Il y a de nouveau la guerre en Europe et, d’un côté comme de l’autre, les références à la Deuxième Guerre mondiale se multiplient. Elles ne sont pas que de circonstance et montrent à quel point la mémoire peut enflammer les conflits plutôt que les éteindre.

Le 24 février 2022, les Européens découvraient, angoissés et perplexes, que la Russie avait commencé ses opérations militaires contre l’Ukraine. Le président russe Vladimir Poutine avait décidé d’imposer par la force sa solution à un conflit qui s’était enlisé. Jusqu’à ce matin-là, peu d’observateurs pensaient vraiment qu’un autocrate, assis sur un gigantesque arsenal nucléaire, prendrait le risque de déclencher une guerre.

Pourtant il avait franchi le pas. Au-delà de la stupéfaction, le choc est venu de ce que Poutine venait de détruire en une nuit certaines des certitudes, ou des illusions, les plus puissamment ancrées dans l’opinion européenne. Non, la paix sur le vieux continent n’était pas une évidence. Elle n’avait pas non plus existé grâce au courage moral que nous avions eu de tirer les leçons de notre histoire.

Concrètement, elle repose toujours sur le rapport de force entre les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale – les vainqueurs réels et non imaginaires, comme les pays de l’Union européenne, dont les habitants, étaient convaincus de maîtriser leur histoire alors qu’ils ne faisaient que cultiver leur mémoire. Quel réveil brutal donc, que celui où ils découvrirent qu’ils étaient non seulement impuissants dans les faits, mais que même sur le champ mémoriel, Poutine venait de lancer une offensive éclair.

Le souvenir de la Grande Guerre patriotique

L’allocution du président russe, diffusée dans la nuit du 24 février pour justifier l’agression de l’Ukraine, était tout entière bâtie sur des références aux „pages-sombres-de-l’histoire“. S’il avait lancé ses troupes à l’assaut du pays voisin, c’était pour mettre fin à un „génocide“, proclamait Poutine, ajoutant: „Nous nous efforcerons d’arriver à une démilitarisation et à une dénazification de l’Ukraine.“

En Occident, ces mots ont été interprétés comme une nouvelle preuve du cynisme du dictateur russe, comme un blasphème historique. Pourtant, leur choix ne doit rien au hasard, ne dépend pas des circonstances actuelles mais s’enracine, au contraire, dans une culture mémorielle héritée de l’Union soviétique, qui à l’époque où elle existait encore dépassait déjà le cercle des militants communistes et qui a toujours aujourd’hui une résonance particulière parmi les populations de ses anciens territoires.

L’Union soviétique a joué un rôle crucial dans la défaite du Troisième Reich, au prix d’au moins 20 millions de morts. Ce qui avait fait tenir ses citoyens, mobilisé ses travailleurs et ses combattants, ce n’était pas la défense du régime, mais celle de leur patrie. Aujourd’hui encore, le nom russe de ce conflit est Grande Guerre patriotique.

Le discours antifasciste

Rien d’étonnant donc à ce qu’un chef d’Etat russe s’en réfère à un épisode qui occupe une place centrale dans l’histoire nationale de son pays – et au cours duquel des millions d’Ukrainiens ont combattu au côté des Russes. Poutine a d’ailleurs explicitement évoqué ce passé commun dans son allocution, lorsqu’il a demandé aux soldats ukrainiens de rentrer chez eux:

„Chers camarades, ce n’est pas pour que les néonazis d’aujourd’hui prennent le pouvoir en Ukraine que vos pères, grands-pères et arrière-grands-pères se sont battus contre les nazis.“

Ce qui est particulièrement dur à entendre, à comprendre, à admettre chez nous, c’est que l’agresseur puisse comparer l’Etat ukrainien ainsi que les pays occidentaux aux nazis. Là encore il ne fait cependant que puiser dans l’arsenal rhétorique hérité de l’Union soviétique. Dès les années 1930, Staline avait dénoncé l’alliance objective qui, selon lui, existait entre le capitalisme et le fascisme. Ce discours fut abandonné pendant la guerre, l’URSS s’étant alliée à l’Angleterre et aux Etats-Unis.

Mais dès le début de la guerre froide, lorsque les Américains encouragèrent les Européens de l’Ouest – et notamment les Allemands de l’Ouest – à réarmer, puis se joignirent à eux dans l’OTAN, les Soviétiques recommencèrent à présenter capitalisme et fascisme comme les deux faces d’un même impérialisme. C’est au nom de l’antifascisme qu’ils justifièrent la répression sanglante des soulèvements en Allemagne de l’Est (1953), en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968); en son nom aussi qu’ils défendirent la construction du Mur de Berlin dont la désignation officielle, dans le jargon communiste, était „antifaschistischer Schutzwall“.

La négation de l’identité ukrainienne

Dépeindre l’OTAN comme le bras armé du fascisme, de l’impérialisme et du revanchisme est un grand classique de la rhétorique soviétique, puis russe. Le lien établi entre nationalistes ukrainiens et nazis l’est tout autant. Cette généralisation repose en partie sur des faits historiques. Lorsque les Allemands sont entrés en Ukraine, à partir de juin 1941, certains nationalistes les ont accueillis comme des libérateurs.

C’est dans leurs rangs que le Troisième Reich recruta notamment les „Trawniki“, ces auxiliaires qui participèrent activement à la Shoah. De là affirmer que tous les nationalistes ukrainiens sont des extrémistes de droite antisémites, il y a un pas que Moscou n’a jamais hésité à franchir, lorsque cela lui permettait de discréditer et de nier toute existence d’une identité ukrainienne lui échappant.

Il s’agit aussi d’un raccourci pratique, qui légitime le principal argument de Poutine pour attaquer l’Ukraine: mettre fin à un génocide. Pourquoi s’embêter à fonder ces allégations? Si ses ennemis sont des nazis, être génocidaire est bien sûr dans leur nature. Car on ne peut être nazi sans songer à exterminer quelqu’un, cela tombe sous le sens.

Causes justes

Mais l’argument du génocide sert aussi à autre chose. Il permet à Poutine de retourner contre les Occidentaux les arguments qu’ils ont utilisés durant les trois dernières décennies pour légitimer leurs propres interventions armées, au Moyen-Orient et dans les Balkans. Parmi celles-ci, la Guerre du Kosovo est celle dont la justification est le plus durablement restée en travers de la gorge du président russe.

A la fin des années 1990, l’OTAN accusant la Serbie de se livrer à un nettoyage ethnique dans cette province peuplée majoritairement d’Albanais, était intervenue militairement, sans mandat direct de l’ONU. L’Alliance atlantique avait légitimé cette action en défendant que la communauté internationale ne pouvait rester passive alors que des crimes contre l’humanité étaient commis, qu’une action préventive de ce genre aurait permis d’arrêter Hitler ou qu’une cause juste donnait le droit d’agir unilatéralement.

Par la suite le Kosovo avait accédé à l’indépendance et certains dirigeants serbes, dont l’ancien président Slobodan Milosevic, avaient été jugés par le Tribunal pénal international de La Haye. Poutine n’avait alors cessé de condamner cette action dirigée, qui plus est, contre un allié de la Russie et avait prévenu qu’elle constituait un dangereux précédent. Désormais, il semble donc prendre un malin plaisir à reprendre point par point l’argumentaire occidental d’il y a un peu plus de vingt ans: lui aussi veut empêcher un génocide, lui aussi se livre à des „frappes chirurgicales“, lui aussi souhaite juger ceux qu’ils nomment les chefs de la „junte de Kiev“.

Pas de négociations avec le Mal

L’instrumentalisation de la Deuxième Guerre mondiale masque le plus souvent la poursuite d’intérêts plus prosaïques, plus palpables. Cela ne signifie pas pour autant que Poutine – et avec lui de nombreux Russes qui partagent son imaginaire historique – ne sont pas sincèrement convaincus que les Etats occidentaux cherchent à tout prix à les attaquer et à les soumettre, comme Hitler avait essayé de la faire. Après tout, nous sommes, de notre côté, tout aussi persuadés que Poutine est un succédané de Hitler s’emparant des Sudètes.

Cette comparaison n’a cessé d’être invoquée depuis le début de l’invasion russe et avec elle, le souvenir des Accords de Munich. Ceux-ci avaient été signés après que la France et l’Angleterre avaient lâché leur allié tchécoslovaque, dans l’espoir que Hitler se contenterait d’annexer les territoires de ce dernier peuplés d’Allemands. Depuis „Munichois“ est un terme accolé à tous ceux accusés de faire preuve d’une naïveté coupable face au totalitarisme, qui préfèrent parloter plutôt qu’agir résolument.

Le problème est qu’il existe la même crainte d’agir trop tard du côté russe. Celle-ci, comme l’a illustré Poutine dans son allocution, est liée à l’illusoire sécurité que le pacte avec Hitler d’août 1940 avait donné à l’Union soviétique: „En 1940, au début de 1941, l’Union soviétique tenta de retarder le début de la guerre. (Le pays) a essayé de ne pas provoquer un agresseur potentiel, il a reporté les démarches pour une éventuelle contre-action. Le pays n’était pas prêt pour l’invasion de l’Allemagne nazie. L’ennemi a été arrêté et écrasé, mais à un coût colossal.“

Deux camps séparés par une mémoire commune

La mémoire de la Deuxième Guerre mondiale est omniprésente en Europe parce que le continent dans lequel nous vivons a été bâti sur les ruines laissées par ce conflit. Les puissances qui en étaient sorties victorieuses s’affrontent depuis, séparées par une mémoire commune. Cela est particulièrement dangereux parce que cette mémoire a accordé à une notion abstraite, d’essence morale ou religieuse, celle du „Mal“, le pouvoir de s’incarner dans notre monde matériel.

Lorsque l’on croit en une telle logique, il n’est plus utile de chercher une solution diplomatique. Cela devient même dangereux, puisqu’il n’y pas de négociation raisonnable avec le Diable – le Diable ne peut être qu’éradiqué. Cela nous place face à deux contradictions inquiétantes. Les pays les plus séculaires de la planète – et les plus armés – sont ceux qui ont le plus tendance à envelopper leurs politiques étrangères dans des discours de guerre sainte. Quant à cette mémoire de la Deuxième Guerre mondiale, que nous étions censés cultiver pour éviter de reproduire les erreurs du passé, elle sert aujourd’hui à justifier les catastrophes de demain.

 Photo: AP/dpa/Alexander Zemlianichenko Jr