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Cinéma„Passages“ d’Ira Sachs: allers-retours amoureux 

Cinéma / „Passages“ d’Ira Sachs: allers-retours amoureux 
„Dans tous mes films, je crée des personnages dans le milieu créatif parce que j’en connais les codes et le langage“, explique Ira Sachs Photo: Jeong Park

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Avec „Passages“, le réalisateur américain Ira Sachs signe un film riche en sujets possibles: un couple homosexuel avec une femme, la liberté dans le couple, un réalisateur en processus de création … Entretien.

„Passages“ suit Tomas (Franz Rogowski), un réalisateur allemand vivant à Paris avec son mari, Martin (Ben Whishaw). Tomas est ivre de domination et d’émotions. Il veut „tout“ et s’attend à tout avoir. Lors de la fête de fin de tournage de son nouveau film, il danse et séduit Agathe, une jeune institutrice française (Adèle Exarchopoulos). Il a aimé faire l’amour avec une femme. Il le raconte à Martin. Sa relation instantanée se transforme en histoire. Il s’installe chez Agathe. Elle tombe enceinte. Tomas est toujours épris de Martin qui s’est consolé dans les bras d’un autre homme. Tomas hésite. Il ne sait pas choisir. Ira Sachs montre sans fard la cruauté des sentiments, la crudité des corps, la beauté âpre de l’intimité amoureuse. Cinéaste francophile (dans son précédent film, „Frankie“, il mettait en scène Isabelle Huppert dans le rôle d’une actrice célèbre gravement malade), Ira Sachs a tourné „Passages“ à Paris. Il a réuni la Française Adèle Exarchopoulos, l’Allemand Franz Rogowski et le Britannique Ben Whishaw. Ils sont jeunes, brillants, en connivence. Ils n’avaient jamais tourné ensemble et, pourtant, ils forment un trio épatant dans ce film sensible. Rencontre avec le cinéaste américain au „Brussels International Film Festival“.  

Dès la première scène, Tomas se montre particulièrement agressif envers un figurant qui ne descend pas des escaliers comme il le voudrait … Pourquoi avez-vous choisi le milieu du cinéma ? 

Ira Sachs: Cette scène de pouvoir montre directement le caractère de Tomas: il use de son pouvoir régulièrement et avec plaisir. Au début, sa domination est totale et, progressivement, il la perdra. L’histoire raconte le passage d’un état à un autre. Dans tous mes films, je crée des personnages dans le milieu créatif parce que j’en connais les codes et le langage. Mon environnement ressemble à celui de „Passages“. Mes films ont pour sujets l’exploration et le sens de ce qu’est un homme qui a du pouvoir. Est-il capable d’en assumer les conséquences? Cette question apparaît dans tous mes films. L’histoire donne la réponse.  

L’histoire du Festival de Cannes s’est bâtie sur l’exclusion des artistes et des histoires gays. Tous les grands festivals sont consubstantiels au capitalisme et le capitalisme génère la normalisation et l’exclusion. Ils ne respectent pas la différence. Il faut être global.

Tomas est-il narcissique?

Non. Il présente plutôt des tendances de sociopathe. Il croit que les règles du monde ne sont pas créées pour lui, ce qui est une caractéristique d’une personne plus sociopathe que narcissique. Un homme se définit par un mélange de pouvoir sur le monde et la manière de l’utiliser. Vous avez le choix. Le personnage de Tomas est un animal. Il ne réfléchit pas. Agathe (Adèle Exarchopoulos) a également du pouvoir et elle le sait. Elle prend des décisions réfléchies et très précises. Quand elle est dans la chambre à coucher avec Tomas et Martin, elle a l’impression d’être dans un film d’horreur. Elle fuit la maison. Elle n’est pas écrasée par ces deux hommes. Elle ne se laisse pas détruire. C’est aussi un film sur la libération. Agathe et Martin s’enfuient parce qu’ils sont courageux alors que Tomas ne l’est pas. 

Tomas est ivre de désir frénétique … 

Il est obsédé par ce qu’il ne peut obtenir. Il est immature. On ne peut même pas parler de désir. Car il redoute l’espace, le fossé qui montrent, par exemple, combien le chemin passionnel est long. Il se jette dans les choses sans désir. Je pense que nous sommes attirés par ce que nous ne pouvons pas avoir. C’est aussi la construction du drame: les personnages du film sont à la recherche de quelque chose d’inaccessible. Ce qui est intéressant dans le personnage d’Agathe, c’est qu’elle résiste. Elle refuse et elle rejette, ce qui me semble important. On lui offre quelque chose et, bien qu’elle soit intriguée, elle finit par refuser. 

Vous avez réuni trois acteurs aux nationalités différentes. Pour quelles raisons?  

Ma vie est très multilingue:  mon mari est équatorien, mon coscénariste brésilien, mon producteur franco- tunisien (Sidi Ben Saïd, ndlr) et mon directeur de la photographie est canadien … Mes enfants ont quatre parents de trois origines différentes. Je voulais vraiment travailler avec ces trois acteurs. Je sentais qu’on avait beaucoup en commun et que cela rendait ces relations crédibles à l’écran. J’ai d’abord écrit le film pour Franz Rogowski, puis j’ai découvert Adèle dans „Sibyl“ de Justine Triet (2019) et j’ai immédiatement su que je voulais travailler avec elle. J’admire Ben depuis que je l’ai vu jouer l’une des nombreuses incarnations de Bob Dylan dans „I’m Not There“ de Todd Haynes (2007). Il a cette capacité d’être à la fois présent et absent. Travailler avec eux trois a vraiment été l’une de mes meilleures expériences de tournage depuis trente ans. 

Tomas, Martin et Agathe veulent créer une famille. Selon vous, est-ce possible?  

J’ai élevé mes deux enfants avec mon mari et leur mère qui est notre voisine. Elle s’est mariée avec une femme. Mes enfants ont maintenant quatre parents. Je crois qu’il n’y a pas deux mots plus compliqués que famille et amour. On a tendance à simplifier ces deux concepts. Mes films abordent précisément ces thèmes. Amour et famille ne sont pas antagonistes, ils sont justes complexes. C’est pourquoi Marcel Proust a pu écrire trois mille pages sur la famille et l’amour. J’ai fait une analyse pendant dix-sept ans. La complexité ne s’arrête jamais. Peindre, faire des films sont une forme d’amour. La beauté est amour. La famille aussi, par moments. 

Les parents d’Agathe se méfient du choix amoureux de leur fille pour un homme qui était en couple avec un autre homme …  

Je trouve les parents très raisonnables, très sensibles. Tomas, lui, ne se maîtrise pas. Il quitte la table parce qu’il ne sait pas affronter la situation. C’est plutôt bien que la société impose des règles car cela demande une forme de respect et de responsabilité. Tomas refuse les règles. J’ai montré à Franz (Rogowski) des films de James Cagney. Pour Orson Welles, il est l’acteur le plus attrayant, le plus séduisant devant la caméra. Il peut être tendre et sociopathe. C’est très jouissif de regarder des personnages mauvais, méchants au cinéma. Car ils expriment pour vous des choses que vous n’êtes pas en mesure de faire. J’ai dit à Franz de ne pas s’inquiéter car, en tant que réalisateur, j’allais prendre soin de lui et le rendre attrayant. Franz Rogowski est une belle personne qui connaît la comédie. Certaines scènes du film sont même amusantes.  

Les homosexuels restent-ils une cible aux Etats-Unis? 

Je peux vous parler de ce qui se passe dans l’industrie du cinéma. Aujourd’hui, des cinéastes comme Todd Haynes, Andrew Haigh, Luca Guadagnino ont arrêté de filmer des sujets sur des homosexuels parce que l’industrie du cinéma n’accepte pas leurs histoires d’homosexuels. ‚Passages’ sortira en août prochain aux Etats-Unis (où il sera interdit aux moins de 17 ans, ndlr). Il a été bien accueilli au Festival Sundance (en janvier dernier) et le sera sans doute dans d’autres festivals où le public est prêt à le voir. L’histoire du Festival de Cannes s’est bâtie sur l’exclusion des artistes et des histoires gays. Tous les grands festivals sont consubstantiels au capitalisme et le capitalisme génère la normalisation et l’exclusion. Ils ne respectent pas la différence. Il faut être global. Où sont les Pasolini, les Visconti, les Fassbinder, les Chantal Akerman? Où sont leurs films? Comment ne pas regretter leur absence? On ne peut pas parler de progrès, mais plutôt de régression dans l’industrie du cinéma. Certes, je n’aurais pas pu former ma famille il y a dix ans. Certaines choses progressent, d’autres reculent.