Comme un correspondant du New York Times l’avait souligné lors de l’ouverture en juillet 2006, le Mudam avait beau être nouveau, il n’en était pas moins lesté d’une mission national(ist)e, comme ses homologues plus anciens des pays voisins en d’autres temps. Il citait Jacques Santer qui, en 1989, avait déclaré qu’un tel musée serait „bon pour l’image du pays“. „Comme un des six pays fondateurs de ce qui est aujourd’hui une Union européenne à 25, le Luxembourg démontrerait sa conviction que l’Europe est autant une affaire de culture que d’argent“, commentait le journaliste. En passe de devenir majeur, le Mudam veut s’émanciper définitivement de cet héritage du siècle dernier et au contraire donner voix à des récits jusque-là minoritaires ou minorisés.
Il faut du temps pour une nouvelle directrice, un nouveau directeur de musée, pour apporter sa pierre à l’édifice. Les expositions se préparent un à deux ans à l’avance. Arrivée en juin 2022, Bettina Steinbrügge n’avait jusqu’alors pu partager que ses idées et ses intentions. Dans une interview pour le Tageblatt, à l’époque, elle défendait sa vision du musée comme un kiosque des arts („Kiosk der Künste“) qui soit un lieu de rencontre et de débat. La précédente exposition, dédiée, à l’automne, aux performances, innovait par sa scénographie, mais s’inscrivait à la suite d’un choix stratégique déjà fait par sa prédécesseuse, Suzanne Cotter. Dans l’exposition „A model“, ouverte la semaine dernière, elle agit sur le contenu, met en pratique sa vision, secondée par l’équipe de commissaires.
Ainsi, on peut voir dans l’introduction à l’exposition, une sorte de manifeste, un jalon dans l’histoire du Mudam. On y lit notamment: „L’institution muséale se doit de refléter les réflexions animant la société contemporaine: la diversité se conçoit différemment aujourd’hui, des récits autrefois inaudibles se font entendre et une relecture de l’histoire a lieu afin de rétablir dans leurs droits des cultures ou des pratiques jusqu’ici méprisées ou ignorées.“
Un musée, une possibilité
Il y a plusieurs manières de penser le musée aujourd’hui. Et le titre donné à cette exposition-manifeste „A model“ indique modestement qu’il ne s’agit là que d’une possibilité. Le titre rappelle aussi à sa manière que ce besoin de renouvellement n’est pas nouveau. Il renvoie à une proposition faite en 1968, dont il entend puiser „l’esprit régénérant“. Dans ce qui était alors un des musées pourtant les plus progressistes au monde, le Moderna Musset de Stockholm, l’artiste danois Palle Nielsen avait lancé le projet „The model – A model for qualitative society“. Il avait transformé l’espace d’exposition en espace récréatif, propice à la créativité. Pendant un mois, les enfants pouvaient y venir jouer, bricoler et écouter de la musique à leur guise.
C’était deux ans après la parution de „L’amour de l’art“, de Pierre Bourdieu. Le sociologue français y avançait que le musée a pour fonction véritable de „renforcer chez les uns le sentiment de l’appartenance et chez les autres le sentiment de l’exclusion“, tout en élaborant un espace sacralisé, „où les publics sont priés de faire procession pour admirer les joyaux de l’humanité (…) le tout selon des canons très eurocentristes et hétérosexistes.“ Le musée est le produit de rapports de domination et de force, rappelle la critique d’art et professeure d’art contemporain Magali Nachtergael, qui cite Bourdieu dans „Quelles histoires s’écrivent dans les musées?“ (publié en octobre 2023 dans la collection „Les essais visuels“, des éditions MfK).
Et c’est, dit-elle, la conséquence du travail de sape des artistes que le musée soit devenu „un lieu d’éditorialisation, de discours, recherches, histoires et contre-histoires“. Ils y ont fait entrer des voix, des corps et des histoires qui n’y étaient pas présentés par le passé: „Sensibilités queer, corps non conformes aux canons de beauté dominants, arts minorisés, en particulier ceux dans lesquels les femmes et les peuples colonisés étaient les plus représentés, histoires de bonnes femmes inintéressantes pour la bourgeoisie masculine dominante, histoires coloniales devant lesquelles cette dernière préfère détourner le regard, ou attaquer directement sa véracité pour mieux asseoir les fondements d’un récit où l’homme blanc a, malgré quelques erreurs et maladresses pour lesquelles on s’excuse rapidement et malement, toujours le beau rôle.“
Si le musée se révèle un endroit où mener la bataille des idées et proposer de nouvelles narrations, c’est parce que l’exposition a un „pouvoir de médiation idéologique, comme un film, un spectacle, un article de presse, qui concèdent un pouvoir de naturalisation des faits historiques, qui est l’un des ressorts principaux du mythe“, poursuit Magali Nachtergael, en spécialiste de Roland Barthes.
L’art de la restitution
„L’art a changé depuis 20 ans“, constatait Bettina Steinbrügge, lors de l’inauguration de l’exposition jeudi dernier. „Il y a des nouveaux sujets comme l’inclusion et le climat, et de nouveaux publics.“ Et c’est un florilège de ces nouveaux thèmes que l’exposition „A model“ propose dans ce qui n’est qu’un début. La collection du Mudam sert de point de départ. L’exposition réunit des artistes internationaux dont la pratique porte une réflexion critique sur l’institution muséale, pour certain(e)s invité(e)s à concevoir une installation spécifique, parfois en dialogue avec des œuvres de la collection.
Dans le hall d’entrée du musée, l’artiste colombien Oscar Murillo a installé ses effigies de papier mâché en grandeur nature, assises sur trois rangées de gradins, à côté desquels les visiteurs sont invités à prendre place. C’est un lieu de rencontre entre le public et ces effigies. Mais c’est aussi un symbole: la classe ouvrière fait son entrée au musée. Ses membres semblent regarder attentivement les vidéos projetées sur l’écran devant eux, qui racontent l’histoire et l’idée du musée. On y retrouve un film d’Oscar Murillo, „collision of intent“, performance durant laquelle les employés d’un musée poussent ces effigies sur des chaises roulantes entre les sites The Shed et le Rockfeller Center, dans ce qui est un dialogue avec l’œuvre murale anticapitaliste „The fresco man at the crossroads“ de Diego Riva (1934). On y découvre aussi la fiction documentaire de l’Indienne Khandakar Othida, qui narre l’histoire de son oncle qui a amassé une collection d’objets en tous genres – qu’on qualifie en muséographie d’éphémères – pour mieux questionner la représentativité des collections des musées et l’impossibilité d’y entrer pour le commun des mortels.
La critique de la constitution de collections des musées occidentaux sur l’usurpation et le vol est aussi bien représentée à cet endroit, notamment à travers les films de Marysia Lewandowska „Rehearsing the Museum“ et Sophia Al-Maria „Tiger strike red“. La réflexion se poursuit dans la galerie ouest du niveau O avec l’impressionnante œuvre d’Isaac Julien, „Once again…. statues never die“ (2022). C’est une vaste installation constituée de cinq écrans, sur lesquels on assiste aux échanges scénarisés entre le premier collectionneur d’art africain aux Etats-Unis Albert C. Barnes et le philosophe et critique culturel Alain Locke, tous les deux nés au XIXe siècle et décédés dans les années 50. Alain Locke, auteur en 1925 de „The New Negro“, considérait que „l’art, par sa capacité à former une identité culturelle, peut, lorsqu’il est reconnu et diffusé, lutter contre la discrimination raciale et promouvoir la justice sociale“. Le film d’Isaac Julien rappelle que l’art africain a inspiré l’avant-garde au début du XXe siècle, en quête de renouvellement de ses pratiques (dont Picasso et Matisse) et que, parallèlement, sinon paradoxalement, la colonisation et les préjugés raciaux qui en sont le fondement se sont poursuivis.
„Aujourd’hui, un travail de réparation et de réécriture de l’histoire s’impose aussi dans les musées. Au-delà de la question de la restitution par les musées occidentaux d’œuvres dont l’arrivée dans leurs collections relève de la spoliation coloniale, il s’agit aussi de remédier à la mémoire perdue de ces artefacts“, commente le Mudam à cet endroit.
L’ère du post-patrimoine
Les récits intimes, les micro-récits ont souvent pallié à l’absence d’archives et d’histoire de minorités. C’est ce que nous rappelle l’autre galerie du niveau 0 qui fait dialoguer deux générations d’artistes féministes qui partagent comme pratique la réappropriation de l’espace par la parole, le son ou le texte: Nora Turato, artiste trentenaire de Zagreb et Tomaso Binga, artiste italienne de soixante ans son aînée, qui depuis 1971 expose avec un nom d’homme, condition pour obtenir une liberté artistique dans un environnement masculin.
De nouveaux récits sont censés attirer de nouveaux publics et amener de nouvelles pratiques. Néanmoins, le Mudam traîne comme un boulot sa situation géographique, sur une ancienne forteresse, dont il semble le prolongement. Au point où elle semble loin, l’époque où la classe ouvrière commencera à songer à y faire son entrée en chair et en os plutôt que sous la forme d’effigies. La passerelle cyclable qui va bientôt ouvrir n’y changera sans doute rien.
Le musée songe à créer une atmosphère plus immersive, de nouvelles manières d’occuper ses grands espaces, de rendre plus vivants les lieux et plus amicaux les abords. Le chapitre „Croisements“ de l’exposition „A model“ apporte un début de réponse. Il s’agit d’une série d’interventions dans les interstices entre les salles et à l’extérieur. C’est là qu’on croise à l’étage les maquettes du projet „The model“ de 1968. Dans le parc, à l’extérieur, cinq sculptures de lions gardiens réalisés par Nina Beier sont en fait des réservoirs à graines pour les oiseaux du parc. Les lions sont vus d’en haut et n’ont plus ni la majesté ni la fonction qu’ils ont devant la mairie de la ville. La série „Do you want us here or not“, commandée par le Mudam à l’artiste californienne Finnegan Shannon, thématise les problèmes d’accessibilité et de confort des lieux par des inscriptions figurant sur des bancs à l’intérieur et à l’extérieur du musée. L’artiste, handicapée, invite ainsi les visiteurs à s’asseoir pour réfléchir à leurs propres préjugés et à la nécessité d’une plus grande diversité sociale. Dans la même catégorie, à l’entrée du musée, c’est l’installation de Tony Cokes par lequel il interpelle les musées sur leurs fonctionnements. Il reprend un montage d’extraits d’une conversation en ligne tenue en juin 2020, suite à la mort de George Floyd, entre le cinéaste John Akomfrah, la théoricienne féministe Tina Campt et l’écrivaine Saidiya Hartmann, lesquels opposent l’empathie et la complicité à la violence faite à la communauté noire. Saidiya Hartmann a d’ailleurs déjà hanté les lieux, puisque les travaux de Tourmaline exposées au printemps 2023 s’inspiraient de sa théorie de la fabulation critique pour faire l’histoire d’esclaves et contourner l’absence d’archives à leur sujet.
L’entrée du musée, initialement pensée pour être une porte arrière réservée à la livraison, reste justement encore un frein à l’entrée du Mudam. Il ressemble à un goulot d’étranglement sélectif, plutôt qu’à une entrée ouverte à tous, dont la nouvelle Bibliothèque nationale serait l’archétype. Or, si l’exposition est un média aussi efficace qu’un autre pour porter un regard nouveau sur le monde, il faut tout de même en franchir encore la porte. „Toute la différence avec la presse et les autres médias de diffusion modernes, repose sur le fait que le visiteur entre dans un „autre monde“ à la manière d’une immersion textuelle, mais physiquement, dans le lieu.“ Durant la visite d’exposition, il franchit un seuil vers un autre espace qui, tout visuel qu’il soit, reste un espace discursif et symbolique“, écrit Magali Nachtergael.
„La beauté réside dans le fait de comprendre que le monde est constitué de réalités multiples et dans l’idée de les accueillir en soi et autour de soi“, déclare encore le Mudam, en ouverture de la dernière partie de cette exposition polysémique, dans laquelle il est question de communautés sous-représentées, de récits alternatifs à l’histoire coloniale et d’appel à l’activisme pour la protection de l’environnement. Le Mudam est entrée dans l’ère du „post-patrimoine“, comme la qualifie Magali Nachtergael, „où l’échange autour d’un objet incarne de façon plus fine et pertinente la relation sociale que l’objet lui-même, où l’inclusivité n’est pas une manière de donner sa culture en partage – au plus grand nombre –, mais de partager ses cultures pour en faire des histoires collectives, temporaires, ouvertes, et dans laquelle le plus grand nombre peut se connaître et se reconnaître“. Il reste à faire connaître au plus grand nombre ce nouvel élan. Cela pourrait utilement faire naître des vocations. Car les artistes du pays et de la Grande Région sont totalement absents de ce premier chapitre d’une nouvelle histoire.
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