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L’histoire du temps présentNotre Constitution, une œuvre d’art

L’histoire du temps présent / Notre Constitution, une œuvre d’art
 Photo: Denis Scuto

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Les mois de mai et de juin ne sont pas avares en jours fériés au Luxembourg. Et pourtant, le mois de juillet commencera, pour moi, cette année avec un autre jour de fête, même si officiellement non férié. Le samedi 1er juillet entrera en vigueur la Constitution révisée du Grand-Duché de Luxembourg, 175 ans, presque jour par jour, après la première Constitution démocratique luxembourgeoise du 9 juillet 1848.

Pourquoi fêter notre Constitution? Parce que la Constitution représente bien plus que le texte fondamental qui régit notre Etat. Notre Constitution est une œuvre d’art, construite en presque deux siècles. La Constitution de 1848 était un rêve conçu par des parlementaires qui ont osé imaginer un autre avenir. La Constitution révisée qui entre en vigueur le 1er juillet 2023 reste un rêve de députés qui ont aujourd’hui l’audace d’habiter le futur. Pour le dire avec les paroles de l’acteur et cinéaste Roberto Benigni, évoquant récemment le 75e anniversaire de la Constitution italienne de 1948, écrite en un jet, après vingt ans de dictature fasciste: „La Constitution est une œuvre d’art, et elle chante (…). C’est un chant, elle chante la liberté et la dignité de l’homme, et chaque mot de la Constitution libère une force évocatrice et révolutionnaire, comme les œuvres d’art, parce qu’elle jette tout cet ordre préétabli qui existait auparavant, cet étouffement, cette oppression de la liberté, cette injustice, cette violence qui existait auparavant, elle est une gifle au pouvoir, à tous les pouvoirs, elle nous montre une réalité différente de celle que nous avons sous les yeux, elle nous fait sentir que nous vivons dans un pays qui peut être juste et beau, elle nous dit, comme le disent les enfants, qu’un monde meilleur est possible, un monde sans violence, sans injustices, bref, comme l’art, elle nous fait rêver, la Constitution est un rêve.“

Une Constitution née du „Printemps des Peuples“

La première Constitution démocratique de notre pays, celle de 1848, sur laquelle se base toujours notre Constitution révisée, était une gifle au pouvoir, au régime autoritaire du Roi-Grand-Duc, et en même temps une gifle à tous les pouvoirs autoritaires du monde. Elle fut le résultat, comme dans d’autres pays européens, du grand mouvement révolutionnaire connu sous le nom de „Printemps des Peuples“. Une nouvelle société se formait progressivement au Luxembourg. Comme dans les pays voisins, de nouvelles classes sociales avaient émergé avec la bourgeoisie d’affaires et les ouvriers des ateliers et des premières manufactures. Pour la première fois, ces ouvriers (typographes, gantiers, brasseurs, tanneurs, etc.), „tous ceux qui, dans l’atelier du travail journalier, œuvrent pour le pain quotidien avec leurs forces intellectuelles, morales ou physiques“ (Der Grenzbote, 3 janvier 1848) adressent un appel demandant des droits politiques (suffrage universel, droit de réunion, liberté de la presse) mais aussi des droits sociaux (enseignement gratuit, durée de travail légalement fixée, salaire minimum). Ils mobilisent la possibilité d’un monde meilleur. Ils rêvent, et en rêvant, ils s’adressent non à la société de leur époque mais à celle du futur, en revendiquant des droits qui ne seront réalisés et inscrits dans la Constitution luxembourgeoise que cent ans plus tard.

Mais non seulement les ouvriers, aussi la bourgeoisie d’affaires était avant 1848 exclue de toute participation au pouvoir. Depuis 1815, la Sainte-Alliance, l’alliance monarchique et conservatrice sur base chrétienne, empêchait toute avancée démocratique et interdisait aux nouvelles couches sociales toute possibilité d’expression politique. La censure de la presse, l’interdiction de se réunir, de s’associer et de pétitionner étaient leurs principales armes.

Ce sont finalement les représentants de la bourgeoisie d’affaires (mentionnons Charles Metz, Charles Munchen, Emmanuel Servais, Lucien Richard) qui écrivent et imposent la Constitution de 1848, en s’inspirant largement de la Constitution belge de 1831, née d’une autre révolution libérale. Il y a 175 ans déjà, ces personnalités inscrivent dans notre Constitution des principes nouveaux d’une force et d’une beauté admirables, à la hauteur du vent de liberté qui soufflait sur toute l’Europe: „La liberté de manifester ses opinions en toutes matières et la liberté de la presse sont garanties. La censure ne pourra jamais être établie“ (art. 25 Const. 1848, art. 23 Const. 2023) ou „Les Luxembourgeois ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes“ (art. 26), devenu aujourd’hui „Toute personne a le droit, dans le respect de la loi, à la liberté de réunion pacifique“ (art. 25) ou encore „Les Luxembourgeois ont le droit de s’associer“ (art. 27) devenu aujourd’hui „Le droit d’association est garanti“ (art. 26).

Grâce à l’action des Constituants et de leurs successeurs, toutes ces libertés existaient déjà au Luxembourg quand j’y suis né, en 1964, sans que je n’y réfléchisse davantage qu’au fait de respirer. D’autres libertés étaient entretemps venues s’ajouter, dans le cadre de la révision constitutionnelle de 1948, à la suite de deux guerres mondiales et de leurs cortèges de cruautés, à la suite d’autres révolutions et d’autres luttes sociales et politiques contre les injustices: les libertés syndicales, le droit au travail, à la sécurité sociale. Ces droits constitutionnels firent enfin passer les membres des classes populaires du statut d’individus libres certes, avec des „droits de“ mais sans „droits à“, à celui de personnes couvertes par une protection sociale et au droit à un niveau de vie décent.

Une refonte complète et nécessaire

Avec la refonte de la Constitution débutée en 2009 et achevée avec la mise en vigueur le 1er juillet 2023, les députés actuels ont perfectionné cette œuvre d’art sur plusieurs plans. En revoyant la suite des chapitres et des articles, en les reformulant, en ajoutant de nouveaux droits et libertés mais aussi des moyens de contrôle démocratique, la refonte a créé un ensemble qui présente aujourd’hui la cohérence, pour rester dans le domaine de l’art et de la musique, d’une setlist d’un concert de Bruce Springsteen.

Dans un concert, la première impression est primordiale. Voilà pourquoi l’article 1 de la Constitution, qui existe sous cette formulation depuis la révision de 1998, est un de mes préférés: „Le Grand-Duché de Luxembourg est un Etat démocratique, libre, indépendant et indivisible.“ Même si ces principes se retrouvent évidemment dans bon nombre d’articles de la Constitution et si, comme le Conseil d’Etat l’a justement formulé, „aucun des éléments de l’article n’entraîne des conséquences juridiques ou politiques directes“, cette première chanson permet de cerner d’emblée l’ensemble de l’œuvre et le chemin parcouru par le Grand-Duché en 175 ans. Tout comme la chanson „No surrender“ pour lancer le concert de Bruce Springsteen & E Street Band à la Johan Cruyff Arena d’Amsterdam avant-hier symbolise le parcours des derniers 50 ans de Springsteen et de son groupe et les accents thématiques du World Tour 2023.

Suivent immédiatement dans la setlist de notre Constitution deux articles qui précisent (enfin) clairement, après un long chemin de 175 ans, quelles sont d’autres caractéristiques fondamentales de l’Etat luxembourgeois: „Le Grand-Duché de Luxembourg est placé sous le régime de la démocratie parlementaire. Il a la forme d’une monarchie constitutionnelle. Il est fondé sur les principes d’un Etat de droit et sur le respect des droits de l’homme.“ (art. 2) „La souveraineté réside dans la Nation dont émanent les pouvoirs de l’Etat.“ (art. 3) Dans la Constitution d’Etats du Grand-Duché de Luxembourg de 1841, le monarque était le seul détenteur du pouvoir. La Constitution de 1848 ne contient pas d’article spécifique sur la question de la souveraineté, mais le pouvoir est partagé entre les acteurs constitutionnels: Roi-Grand-Duc, Chambre des Députés, Justice. D’après la Constitution de 1856, la puissance souveraine résidait dans la personne du Roi-Grand-Duc alors que la Constitution de 1868 revient au partage des pouvoirs. Il faut attendre la Première Guerre mondiale et les événements révolutionnaires de 1918/19 pour que l’article 32 stipule explicitement que „la puissance souveraine réside dans la Nation“ (révision constitutionnelle du 15 mai 1919). Et il a fallu attendre 2023 pour que la Constitution affirme expressément que la souveraineté même réside dans la Nation et que le Grand-Duc en tant que Chef de l’Etat exerce une fonction essentiellement symbolique et protocolaire.

Faire de ce rêve une réalité

Même proclamés, certains principes constitutionnels relevèrent longtemps davantage de l’idéal ou du „rêve“ que de la réalité et représentaient un pari sur l’avenir. Le principe de l’égalité des citoyens à l’article 12 de la Constitution luxembourgeoise de 1848, déjà présent dans la Bill of Rights britannique de 1689, la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis d’Amérique de 1776 et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen française de 1789, ne s’appliquait longtemps ni aux femmes, ni aux étrangers, ni aux enfants „naturels“ et cachait l’inégalité devant le droit de vote et en matière économique et sociale.

La Constitution luxembourgeoise révisée de 2023, tout en soulignant son attachement au multilinguisme et à l’intégration européenne et en consacrant comme droits à part entière le droit de fonder une famille et le droit au respect de la vie familiale, la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant ou le droit d’asile, appelle à préparer l’avenir en proclamant comme nouveaux objectifs à valeur constitutionnelle e.a. la reconnaissance aux animaux du statut d’êtres vivants dignes de protection, le droit à un logement décent, le droit à l’accès à la culture, la promotion de la liberté de la recherche scientifique, la protection de l’environnement et la sauvegarde de la biodiversité. Ces objectifs nous „montrent une réalité différente de celle que nous avons sous les yeux“ et nous obligent à rêver un autre monde qui respecte mieux ces valeurs.

Fêtons notre nouvelle Constitution en relevant ce défi crucial, bien décrit par Roberto Benigni dans son discours déjà cité: „La Constitution a été écrite, mais il faut la mettre en œuvre, la faire vivre. La Constitution n’est pas seulement à lire, elle est à aimer, et pour l’aimer, il faut la lire, la vivre, sentir qu’elle nous appartient, qu’elle est nôtre, la faire vivre tous les jours. Maintenant me direz-vous, d’accord, mais c’est un idéal, une chimère, une illusion, un rêve (…) (Alors) il n’y a qu’une chose à faire pour nous: faire de ce rêve une réalité.“