Portrait sauvageNora Wagner: Briser les codes

Portrait sauvage / Nora Wagner: Briser les codes
Briser les codes, c’est le but du voyage de Nora Wagner, vissée au goût des mots, à sa voiture – „ma maison mobile“ – mais sans smartphone, „un module d’espionnage“  Photo: © Giorgos Gerontides

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Artiste inclassable, lauréate notamment de l’Edward Steichen Award, Nora Wagner, née en 1989 à Luxembourg, fertilise des projets collaboratifs; c’est une créative sensible, sensorielle et mentale. Du coup, l’échange est à double fond: trouver du sens et écouter ses intuitions.

A la fois performeuse, adepte de l’expérimentation et de la métamorphose, de l’irrationnel et de l’imaginaire actif, Nora Wagner est une exorciste – je l’avais baptisée ainsi lors de son expo „Metamorph“, en avril 2018, au Ratskeller (Cercle Cité Luxembourg) –  fondue de sciences humaines, mordue de récits personnels accouchant de mythes collectifs, biberonnée aux lettres et à la philosophie, celle de Jung, pionnier de la psychologie des profondeurs, contributeur aussi à l’étude des rêves.

Fondamentalement hors des sentiers battus, la pratique de Nora se conjugue en poésie sous la forme d’installations, où percolent les accumulations et les associations, toujours en interaction avec la nature –  en tout cas, avec le lieu où elle advient –, toujours en interaction avec la vie ordinaire et avec „la lune intérieure“ de celles/ceux avec qui elle entre en communication. C’est dire si à l’origine des choses, il faut une rencontre.

Prosaïquement, Nora Wagner ayant décroché The Edward Steichen Luxembourg Resident in New York Award – prix sponsorisé par le fonds stART-up, Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte, décerné en décembre 2019 –, je comptais brosser son portrait. A cette condition quil ne relève pas dun étalage privé, mais qu’il prenne appui sur son prochain projet. Dans la mesure où ce projet expérimental et collaboratif –  prévu en mars, à Bourglinster – trahit/charrie beaucoup de mes envies intimes et de mes aspirations artistiques, en parler, cest faire indirectement écho à ce qui manime personnellement.

Le ton est donné et le rendez-vous est donc pris. Tout commence par un sourire et par un détail faussement insignifiant: Nora na pas de smartphone car je crains les photos. Lexhibitionnisme de la société, cest quelque chose à quoi je ne m’identifie pas. A lépoque actuelle, via le comportement tribal des réseaux sociaux, on est tellement dans la représentation de soi, dans le déshabillage, ça me dérange.

Cursus décalé. Après des études en arts appliqués à Montpellier pour privilégier lillustration, il y a eu des stages en menuiserie et soudure à Berlin, après, comme javais envie de lire, jai repris des études et fait Lettres à Toulouse.

Serait-ce que Nora a la bougeotte? Non, pas vraiment; en tout cas, le voyage synonyme de vacances, ce nest pas un concept pour moi. Par contre, jaurais tellement voulu travailler avec les gens du voyage .

En fait, les mots sont le véritable voyage de Nora, et il peut être immobile: quand je fais un break, une pause, je cultive mon jardin, je lis. Sinon, en mode création, je pars dune intuition puis je vais chercher les mots ailleurs, chez les penseurs. Je lis trois ou quatre romans en même temps et jadore la littérature contemporaine africaine, comme Edouard Glissant, car elle brise les codes.

Briser les codes, cest le désir viscéral de Nora qui, un temps, aurait voulu être écrivaine.  Une aspiration aux antipodes de son rêve denfant de devenir…. policière. Ce qui, à ses yeux, signifiait „aider les gens ou se battre pour la justice. Mais voilà, Nora qui a un gros problème avec lautorité, voulait vivre plein de choses. Or, l’art, cqfd, cest précisément cela qui te permet de vivre tout ça, qui te donne le droit, par exemple, dêtre scientifique et de faire la cuisine tout à la fois.

L’art de la cuisine et du masque

Evidemment, avec Nora, qui savoue gourmande, la cuisine, cest bien au-delà de la nourriture, cest bien autre chose que de suivre une recette. Cest comme de la méditation, cest de la magie». Et surtout, cest partager.

Elle cuisine depuis lenfance, Nora, ça lui vient de son père. Elle qui, désormais, autour de sa maison communautaire du Mullerthal, a un potager et qui, aussi, cueille en forêt ces herbes que lon dit mauvaises, parce quil importe de toucher et sentir ce que lon utilise. On doit se reconnecter à lessentiel, on devrait tous prendre le temps de revenir aux choses simples, tel est le credo de Nora qui, au demeurant, a adopté le précepte péripatéticien de lapprentissage (hérité d’Aristote) ou marcher pour y voir plus clair: là, dans la nature, la marche est une démarche, je suis la plus productive.

Le partage est à lévidence au centre du lexique existentiel et artistique de Nora, tout comme la réciprocité – jen ai besoin tellement j’ai limpression de vivre dans un zoo –  et la générosité: ça irrigue mon travail, cest quelque chose à quoi jaspire, qui manque dans la société, dans lart aussi.

On sen étonnera donc peu, lart de Nora prend son temps, soluble dans lidée de cultiver une communauté, de prendre soin lun de lautre, soluble aussi dans cet autre enjeu ontologique qui est de trouver son sauvage intérieur. Le sauvage, cest lindompté, et lart dy accéder, outre le clown, c’est le masque, avec sa valeur thérapeutique.

Et le projet que Nora met en chantier pour mars, dans les Annexes du château de Bourglinster, mixe tous ces ingrédients. Saupoudrés dun peu de sel féministe.

En gros, cest une formule à quatre artistes. Que des femmes. Qui ne se connaissent pas – Nora a toutefois eu loccasion de travailler avec chacune delles –, réunies selon un double critère commun: être joueuse et aimer expérimenter des façons de faire de lart. Le principe est celui du cadavre exquis: chacune à son tour, pendant une semaine, partira du travail réalisé par celle qui la précède, travail quelle pourra alors transformer à sa manière; au final, on obtient non pas une addition simple, mais une œuvre commune: cest comme la cuisine….

Nous avons réfléchi ensemble à certaines règles, du genre: jusquoù peut-on toucher au processus de lautre, protéger ce qui a été fait, tendre des pièges ou co-créer?“. Et nous,  cest Trixi Weis, Aurélie d’Incau – dixit le périple filmé dun petit train portant un smartphone – et Carole Louis – qui aime transgresser les frontières, passant de la céramique ou de la musique aux performances avec des vidéos codées. Quant à Nora, elle ne va peut-être pas intervenir, mais juste activer. Comme le  passage dune artiste à lautre relève dune sorte de rituel intime, comme aussi le propos de base cest denrichir une pratique, le projet nimpliquera pas nécessairement de relation avec le public. Ce qui nempêche pas Nora de rêver tout haut: jaimerais que ça se renouvelle chaque année, comme une expérience anthropologique, scientifique“.

C’est en août, bardée de son Edward Steichen Award, que Nora Wagner la Luxembourgeoise résidera à New York, quatre mois durant. „Ce prix flatte mon ego, en même temps, c’est ma recherche qui est valorisée par ce prix; comme je ne m’identifie pas forcément au monde de l’art, cette récompense me rassure, c’est que j’y ai quand même une place“. A New York, „j’ai envie de voir ces choses expérimentales dont on n’a pas l’accès ici, à Luxembourg; je vais surtout me nourrir et me frotter au côté cosmopolite. Et j’ai très envie de m’immerger dans un club de nage synchronisée à Brooklyn… afin de tester la notion de sympoiesis chère à Donna Haraway, icône féministe américaine“. Et c’est ainsi, aussi, que Nora l’insaisissable entend tisser des fils porteurs de nouvelles façons de vivre ensemble.