Devenue l’un des quatre axes prioritaires du Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) de l’Université du Luxembourg, l’histoire publique va marquer durablement de son empreinte le paysage d’Esch-sur-Alzette par la réalisation d’une fresque sur le flanc d’une maison de la rue de Cologne à Lallange. On le doit à l’arrivée à l’automne 2020 de l’assistant professeur Thomas Cauvin, qui a obtenu une bourse Attract de cinq années du Fonds national de la recherche. L’historien public avait l’idée de faire appel à des artistes pour travailler une matière, les émotions, que „les historiens en général ont des difficultés à traiter en tant que sujet, encore plus en tant que production, tandis que les artistes sont mieux armés pour représenter leurs émotions, avec leur bagage et leurs approches“. Les historiens apporteraient donc leur connaissance du passé que les artistes retranscrivent dans des productions artistiques. C’est en ce sens d’ailleurs que, durant „Esch2022“, la compagnie de spectacles de rues, KompleX KapharnaüM, proposera un spectacle reposant sur l’exploitation des archives de la ville d’Esch. Mais comme l’histoire publique veut faire de l’histoire, non pas sur mais avec les communautés, ce sont les habitants eux-mêmes qui sont invités à livrer les émotions à l’expression et à l’organisation desquelles les historiens apportent leurs compétences.
Les artistes sont mieux armés que les historiens pour représenter les émotions, avec leur bagage et leurs approches
Le projet de fresque, baptisé „ArtistESCH: Deng Geschicht Op Denger Mauer“, est mené en coopération avec la Kulturfabrik qui a apporté son expertise en matière d’art urbain. C’est le centre culturel qui a identifié dans son réseau trois artistes de rue, au style suffisamment figuratif pour ce genre de projet. Et c’est le C2DH qui a jeté son dévolu sur Mariana Duarte Santos retenue en raison de son profil particulièrement adapté au projet. Si l’histoire est un motif récurrent du street art – et particulièrement en Amérique du Sud – la procédure participative pour définir le contenu de l’œuvre est par contre quelque chose de beaucoup plus rare. Les historiens publics sont habitués à ne rien savoir du résultat de leur démarche. „On ne sait pas à quoi va ressembler la fresque. Quand des habitants nous le demandent, on leur répond que ça dépendra d’eux“, confie Thomas Cauvin. Pour un artiste, c’est nouveau. Cela demande une pratique et un désir dont Mariana Duarte Santos a déjà fait preuve à plusieurs reprises, en travaillant avec les habitants et leurs documents ; comme dans un récent projet réalisé dans la banlieue de Lisbonne (notre photo).
Appel aux citoyens
L’artiste portugaise n’a jamais mis les pieds à Esch-sur-Alzette. Elle y réside à partir d’aujourd’hui pendant une semaine, pour une première immersion dans les lieux et les souvenirs de ses habitants. Au soir de son premier jour ce 7 février, elle doit rencontrer un groupe de huit „citoyens historiens“. Ce sont des personnes qui n’ont pas de formation d’historien, mais qui ont une connaissance de l’histoire du quartier. Elles l’ont prouvée par leurs publications sur le groupe Facebook FL’ESCH Back, qui vient d’atteindre mille membres et qui est une plate-forme d’échanges de souvenirs et de connaissances, régulièrement stimulées par des publications, sur le passé d’Esch-sur-Alzette.
Cinq grandes thématiques seront définies lors de cette première soirée de rencontre avec les citoyens historiens. Le lendemain, une balade sur le terrain à laquelle sont invités tous les citoyens lui permettra de se familiariser avec le quartier. La balade ne sera pas guidée, mais sera fonction des anecdotes et souvenirs rapportés par les participants. Enfin le mercredi 9 février, les habitants sont invités à participer à un grand échange public. Les participants seront répartis en cinq tables reprenant chacune un des thèmes retenus l’avant-veille, tandis qu’une sixième table sera destinée au recueil d’objets, de photos et de lettres que les habitants qui le désirent sont invités à rapporter.
Le sujet est vaste; „Lallange au fil du temps“ et bien malin qui saura dire ce qu’il en ressortira. „C’est l’aspect autorité partagée. On accepte de ne pas maîtriser la décision finale.“ L’équipe autour de Thomas Cauvin n’a pas voulu faire un pied de nez à l’image d’Esch en choisissant un quartier au passé agricole, ni même rendre justice à un quartier souvent écarté des entreprises mémorielles dans le coin. C’est la disponibilité d’un mur capable d’accueillir la fresque qui a décidé du choix de Lallange.
„Ce n’est pas la même histoire que Belval ou que la Grenz“, même si les premières maisons du quartier étaient faites pour les ouvriers d’Arbed Esch-Schifflange. Il n’y aura donc pas forcément un haut fourneau ou un mineur. Les souvenirs du quartier semblent davantage imprimés par les grandes structures qui l’ont précédé, telles que la brasserie Buchholtz (1894-1969) ou le premier aéroport de Luxembourg (1937-54) qui assura un temps la première connexion avec Londres. Puis c’est l’histoire de l’explosion du quartier dans les années 50 avec les souvenirs d’enfants jouant au milieu des chantiers à répétition et le caractère bucolique apprécié des habitants et vestige d’un paysage resté rural à l’époque où l’industrie se développait à Esch. C’est une histoire des Trentes glorieuses qui semble se dessiner parmi les souvenirs des habitants tels qu’ils furent exprimés sur internet. L’immigration lusophone dont le patrimoine est encore trop rarement mis en valeur pourrait aussi être évoquée.
Deux consultations
Les habitants de Lallange sont invités à participer à deux rencontres pour évoquer leurs souvenirs susceptibles d’intégrer la fresque:
Mardi 8 février de 18 à 20 h: balade dans Lallange. Rendez-vous devant la maison qui accueillera la future fresque (12, Cité Dr Nicolas Schaeftgen).
Mercredi à partir de 17.00 h (jusque 20.30 h): réunion publique à la salle polyvalente du Centre omnisports Henri Schmitz, 34, bd Hubert Clément à Esch-sur-Alzette.
Les habitants voteront
Démarche participative oblige: tout type d’histoires est encore susceptible de ressortir et de figurer sur la fresque lors des échanges des 8 et 9 février. Les historiens ne viendront par orienter la récolte par un regard extérieur sur le quartier souvent fait de dates. Mais ils structureront et stimuleront les discussions par des photos et des évocations. „Je ne veux pas apporter des événements historiques pou influencer. Il y a des choses qui me sautent aux yeux, mais je suis un des auteurs, non l’auteur déterminant“, explique Thomas Cauvin. „En faisant appel aux gens, il y a forcément le prisme de la famille. Et c’est cela qui est intéressant, les gens vont se reconnaître dans des histoires de famille. Alors que si j’apporte des choses, les gens vont pouvoir penser que c’est de la grande histoire et ne pas se reconnaître dedans.“
Le principal est de retenir des histoires personnelles qui résonnent chez la plus grande majorité des habitants. C’est la réaction des habitants à leur évocation qui permettra de le mesurer. Si un thème se répète ou suscite des émotions, il risque d’être retenu par l’artiste. De ses rencontres et des souvenirs qu’elles auront fait remonter, Mariana Duarte Santos tirera d’abord une vidéo qui sera mise en ligne durant le mois de mars et que les habitants seront invités à commenter pour affiner ou redonner du contenu. A la suite de quoi, l’artiste soumettra ensuite deux ou trois projets de fresques. Et les habitants du quartier auront la possibilité de choisir la fresque de leur choix. Le vote populaire sera organisé selon des modalités qu’il reste à définir. A la fin du mois d’avril, l’artiste commencera sur place la réalisation de son œuvre qui devra être (ou sur le point d’être) achevée presque le 13 mai pour la Nuit de la culture, dont l’organisation soutient le projet, dédié au quartier de Lallange.
Lallange disposera alors d’une fresque historique qui, sous certains aspects, rappellera la fonction du monument. Pour l’heure, c’est à l’endroit de l’ancien aérodrome et surtout au cimetière que l’on trouve les principaux monuments du quartier.
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