Certes, beaucoup réagissent à la menace nucléaire brandie ces semaines-ci en devenant fous d’inquiétude. Il est vrai que le nucléaire pèse sur toutes les consciences et certaines mémoires. Et tandis que beaucoup regardent, hypnotisés, sidérés, sur les écrans, les horreurs d’une guerre, il ne faut pas oublier qu’au cœur de l’Histoire, les ravages engendrés par les conflits mondiaux sont irreprésentables et posent cette question de leur „irreprésentabilité“ longtemps après. Que l’on pense à la Shoah ou aux bombardements nucléaires de Hiroshima et de Nagasaki.
Des villes sans formes et sans visages
Dans le cas de Hiroshima, la ville n’a plus de forme, plus de visage, l’horreur atomique s’y est substituée. Cette impossible représentation de la catastrophe est dans tous les esprits, comme la survenue de l’innommable, de ce à quoi on ne peut plus résister. Le malheur absolu. Le 6 août 1945, Hiroshima compte 300.000 habitants au moment du bombardement américain. 200. 000 personnes sont mortes pendant et quelque temps après l’explosion. Les autres ont subi les séquelles de la radioactivité. Le 9 août 1945, une deuxième bombe tombe sur Nagasaki. Le Japon capitule. Et à la fin de la deuxième Guerre Mondiale, il y aura occupation américaine du Japon.
Le traité de paix sera signé en 1951. La censure se met en place et les photos de ces catastrophes ne seront visibles qu’à la fin de l’occupation américaine, en 1952. Au cœur du rayonnement guerrier, l’innommable n’est pas donné à voir. Impossible de montrer l’irreprésentable, d’y réfléchir. Impossible de faire circuler les photos avant un certain temps. Comme s’il fallait une retombée quasi énergétique de ces événements qui n’en finissent pas, d’ailleurs, de vibrer dans notre inconscient collectif. „Ce n’était pas une situation où l’on pouvait regarder les choses en face“, écrit le photojournaliste japonais Yoshito Matsushige (1913-2005), qui a pris des clichés le jour du bombardement de Hiroshima.
Le journaliste John Hersey (1914-1993), pionnier du Nouveau Journalisme, recueille les récits de six survivants. Tandis que les autorités américaines documentent la destruction des deux villes. Il s’agit davantage d’enquêter sur l’impact de la bombe sur les matériaux et les constructions, que sur les civils. Des films à vocation pédagogique sont également réalisés par les Japonais pour initier à la catastrophe et montrer les survivants irradiés. Ces films sont destinés au Japon et à l’international. Mais la cruauté de l’Histoire revêt de multiples facettes.
Ceux qui ne peuvent pas voir le choc en face, ou qui évitent les complications du passé, chassent la mémoire. Ainsi, les touristes japonais se montrent peu intéressés par le sort de Hiroshima et les survivants ont le sentiment d’être abandonnés par leur pays. L’être humain est décidément un être à fort pouvoir d’oubli ou de digestion. Mais, fort heureusement, cette mémoire persiste et certains s’entêtent à cerner ce qui s’est passé. Des films tentent par la fiction de reconstituer l’explosion, comme un flash-back sur le 6 août 1945.
„Ça recommencera“
Tout le monde connaît le film d’Alain Resnais, „Hiroshima mon amour“ (1959), dont Marguerite Duras signe le scénario. Pour ce film militant, Resnais refuse toute reconstitution de la catastrophe de Hiroshima. Il se refuse à montrer le champignon atomique pour ne pas donner à l’événement une image „pittoresque“. 200. 000 morts et 80 .000 blessés. „Ça recommencera“ est-il dit dans le film.
Un autre photographe, l’un des plus célèbres photographes japonais de l’après-guerre, Ken Domon (1909-1990), marqué par l’humanisme d’Henri Cartier-Bresson, suit les survivants du bombardement atomique d’Hiroshima, ainsi que leurs enfants. Il rejette toute pose et artifice, pour une vérité difficile. Ceci pour mémoire.
Cette mémoire aujourd’hui entamée, revenue se tapir dans les esprits, cette frayeur devant l’inéluctable, mais surtout, cette incertitude, sont désormais partout où nous vivions jusqu’à ces deux dernières années dans une relative stabilité. Tout cela verse sens dessus dessous avec la réminiscence des jours heureux. Quoi qu’il en soit, menace nucléaire avérée ou non, quelque chose a basculé dans nos têtes, une ligne a été franchie, nous sommes seuls face à nos démons – des démons qu’il s’agit patiemment de surmonter. Au jour le jour. Ça a recommencé, du moins dans nos mémoires et nos imaginaires, comme dans un film catastrophe.
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