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Interview„Les femmes rendent la révolution encore plus forte“

Interview / „Les femmes rendent la révolution encore plus forte“
Mina Kavani (à dr.) dans le film „No Bears“ („Aucun ours“)   

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Jafar Panahi vient d’être libéré sous caution, après sept mois de détention dans la prison d’Evin à Téhéran. Avant cela, le cinéaste iranien avait réussi à tourner „Aucun ours“, clandestinement, comme il l’avait fait précédemment pour, notamment, „Trois visages“ (2018), „Taxi Téhéran“ (2015), „Ceci n’est pas un film“ (2011).

Pour „Aucun ours“, Jafar Panahi s’est installé dans un village reculé, proche de la frontière turque. Le cinéaste continue d’observer la société de son pays, cette fois loin de la capitale. Il se met en scène en train de diriger, à distance depuis son ordinateur, une équipe qui se trouve en Turquie. La connexion Wi-Fi s’interrompt régulièrement, les acteurs eux-mêmes sont en attente d’un départ pour l’Europe, les relations entre Jafar Panahi et les villageois s’enveniment. Le soupçon, la peur – de l’ours – s’installent. Les récits s’entremêlent dans un film sombre, teinté d’espoir. Jafar Panahi se montre très calme, et garde souvent son sourire. Une sorte d’armure qu’il a développée depuis sa confrontation avec le régime.

Jafar Panahi n’a pas pu venir recevoir le prix spécial du jury à la Mostra de Venise en septembre 2022 pour „Aucun ours“. Une récompense décernée quelques jours avant la mort, le 16 septembre dernier, de Masha Amini, jeune femme de 22 ans interpellée par la police des mœurs à Téhéran pour une mèche de cheveux trop voyante. Le point de départ d’un soulèvement inédit en Iran depuis l’instauration de la République islamique, en 1979. „Aucun ours“ met en scène l’exil, un pas que Jafar Panahi ne franchit pas. Exilée en France depuis 2015, l’actrice iranienne Mina Kavani, devenue porte-parole d’„Aucun ours“, assume la responsabilité de la promotion du film. Rencontre à Bruxelles, quatre jours avant la libération sous caution de Jafar Panahi.

Tageblatt: Comme s’est fait le contact avec Jafar Panahi?

Mina Kavani: Monsieur Panahi cherchait des jeunes actrices iraniennes exilées en France. Comme nous ne sommes pas très nombreuses, cette information circulait très rapidement. J’ai lui envoyé un self tape dans lequel je me suis présentée. Il me connaissait. C’était la première fois que je tournais avec lui. Cela faisait longtemps que je n’avais pas travaillé avec une équipe iranienne. C’était tout neuf pour moi. Je pourrais encore vivre cette expérience. J’aimerais travailler avec des cinéastes iraniens.

Quel a été votre sentiment lorsqu’il vous a accordé le rôle de Zara?

Un très grand honneur, d’abord. C’était très étrange parce que j’avais l’impression que Monsieur Panahi, sans qu’il se rendait compte, voulait que je fasse entendre ma voix comme s’il savait qui je suis. A ce moment-là, j’écrivais mon autobiographie. La scène face caméra de Zara ressemble beaucoup à „I’m Deranged“, un monologue que j’ai écrit et dont j’ai fait un spectacle.1) Il y avait une correspondance troublante. La première fois que j’ai lu le texte du film, j’ai pleuré, je n’arrivais pas à croire à autant de similitudes. J’ai utilisé toute cette émotion dans ma façon d’agir.

Justement, qu’exprime Zara dans cette scène face caméra? De la colère? De la trahison?

Zara dit qu’elle en a marre de vivre dans le mensonge. Elle a envie de vérité, de vivre sa vie d’une manière entière. Elle ne veut pas exister en cachette, ni être obligée de prendre le passeport portant le nom d’une autre femme française. Zara pousse un cri global. Elle en a assez de cette vie en exil. Souvent, pour un(e) exilé(e), il y a toujours une fuite. Zara veut partir mais elle se retrouve dans une autre prison, celle de ne plus pouvoir retourner dans son pays, celle de vivre une vie d’exilée en Turquie qui est quand même une vie pas très joyeuse. Celle de ne plus être heureuse.

Vous avez le sentiment d’être en prison à Paris?

Oui, je suis prisonnière dans l’exil à Paris. On est condamné à vivre dans la plus belle ville du monde. Je pense que si on vous envoie à Venise demain, y vivre jusqu’à la fin de votre vie et ne jamais rentrer dans la ville où vous avez grandi, vous allez souffrir. C’est la même chose. J’ai choisi Paris parce que j’ai un lien familial, artistique avec la France. Choisi ou pas, l’exil fait souffrir. En fuyant quelque chose, vous vous trouvez bloqué, emprisonné dans un endroit. Et ce n’est pas agréable même si vous n’avez pas la même pression.

Jafar Panahi était contraint de filmer à distance. Etait-ce difficile pour les acteurs?

On a tourné en Turquie. Monsieur Panahi, lui, nous dirigeait de loin, depuis son ordinateur, dans un village proche de la frontière turque. Cela peut être frustrant parce que n’importe quel acteur cherche le regard de son réalisateur. En même temps, comme le film parlait de l’exil, c’était quelque part enrichissant. Cela nous inspirait. Le tournage a duré, pour moi, dix jours. Je n’ai pas tourné dans la partie iranienne.

Jafar Panahi se voit confisquer une photo qu’il a prise dans le village. Le pire lui arrive encore?

Ce n’est pas la photo en soi qui m’intrigue. En fait, Monsieur Panahi montre à quel point la superstition, la religion peuvent être obsédées par un détail. Il nous fait voir jusqu’où tout un village peut être bloqué à cause d’une simple photo. Les gens sont aveuglés par les traditions, les légendes ancestrales. Chez nous, tout est mélangé. Le pouvoir politique profite du poids de la religion, des croyances populaires et du manque d’éducation.

Comme vous, Zara a choisi l’exil. Avez-vous connu les mêmes difficultés?

Je n’ai pas été en prison, ni été torturée comme Zara. J’ai eu la chance de pouvoir travailler en tant qu’actrice en Iran et puis en France. En Iran, j’avais déjà choisi de continuer ma carrière d’actrice en France. En sortant du Conservatoire national d’Art dramatique de Paris, j’ai eu la proposition de jouer le rôle principal de „Red Rose“ (de Sepideh Farsi) tourné en Grèce et sorti en France en 2015. J’ai été attaquée par la presse iranienne parce que je voulais être libre, montrer l’image réelle d’une jeune femme iranienne à travers un film. J’ai été considérée comme une actrice pornographique. A partir de ce moment-là, j’ai choisi l’exil en France.

Vous représentez „Aucun ours“ dans le monde entier …

Ma vie a changé, non seulement avec la promotion d’„Aucun ours“ alors que Monsieur Panahi était en prison, mais l’Iran a également connu la révolution qui se produisait au même moment. C’est une grande responsabilité. A chaque fois, c’est triste pour moi qu’il ne soit pas là pour représenter son propre film.

Vous avez des contacts avec Jafar Panahi? Est-il en danger de mort?

J’avais un contact avec lui, mais, depuis deux, trois mois, plus rien. J’étais aussi en contact avec son épouse, sa lettre publiée dans le journal Libération est très forte. Les Iraniens en ont marre et ils voudraient que Monsieur Panahi soit libéré et que le monde occidental se mobilise. Je ne peux pas vous dire s’il est en danger de mort. Je ne sais pas ce qui se passe dans la prison2).

Pensez-vous que les manifestations de femmes dans le monde comme en Iran ont un impact positif sur l’avenir du pays?

Dans ce monde, en 2023, comment peut-il y avoir un endroit où on tue une femme parce qu’elle n’a pas son foulard? Vous ne pouvez pas tuer des femmes pour cela. Les Iraniennes sont très courageuses. Elles risquent leur vie. Les manifestations des femmes sont très importantes. La place des femmes dans le monde n’est plus ce qu’elle était il y a dix ou vingt ans. Le fait que cette révolution vienne des femmes la rend encore plus forte. Mais il faut savoir qu’il y a aussi des hommes, des enfants qui se battent dans ces manifestations. Tout le monde veut que ce régime change. Les gens sont fatigués. Ils ne peuvent plus continuer à regarder des personnes tuées.

Etes-vous optimiste?

Je le suis. Car, pour la première fois, le monde voit la vraie image du gouvernement des mollahs. Partout dans le monde, les manifestations de soutien aux femmes iraniennes et à la révolution en Iran se multiplient, reprenant le slogan „Femme, vie, liberté!“ Notre voix est entendue, pour la première fois, à l’échelle internationale. C’est très positif, mais ce n’est pas suffisant. La politique est plus complexe. Pour que ce régime criminel tombe, il faut que les Occidentaux bougent. Nous avons besoin d’eux. J’ai l’espoir, parfois oui, parfois non. Je ne peux pas dire ce qui va se passer à l’avenir, mais pour l’instant, des manifestations et des meurtres continuent. Nous sommes sur la bonne voie.

Vous auriez envie de retourner en Iran?

Je ne peux y pas retourner. Je suis en France, mais j’ai mon cœur en Iran. J’ai de la famille là-bas.

1) „I’m Deranged“ performance de et par Mina Kavani, au Manège de Maubeuge, 2 mars 2023.

2) Avant sa libération sous caution le 3 février dernier, Jafar Panahi avait entamé une grève de la faim pendant trois jours.