Cependant, et le livre de Jérôme Quiqueret, „Tout devait disparaître – Histoire d’un double meurtre commis à Esch-sur-Alzette à la fin de l’été de 1910“ (capybarabooks), en est la preuve, il n’y a pas que l’historien professionnel qui peut bien raconter une histoire ou l’Histoire tout court.
On retrouve dans le récit et dans le regard de Quiqueret, historien de formation, journaliste de profession, tous les ingrédients nécessaires à la compréhension d’une société luxembourgeoise de fin de siècle, une société très complexe. On pourra ajouter que la lutte des classes y figure comme un des personnages principaux.
À partir du meurtre d’un couple de petits-bourgeois, commerçants/propriétaires, les époux Henri Kayser et Françoise Paulus, plusieurs éléments de l’histoire luxembourgeoise du tournant des 19e et 20e siècles s’affichent comme clés essentielles de lecture de cet assassinat.
Polar et portrait d’une ville industrielle anno 1910
A commencer par ces traits „physiologiques“ de ce que l’historien britannique Eric Hobsbawm appelait le „long 19e siècle“: le capitalisme, le progrès technique, l’hygiénisme, le développement urbain, mais aussi ce monde tranché en deux classes, le capital vs le monde ouvrier, sans oublier cet élément que le même auteur appelait la respectabilité bourgeoise. Trait distinctif des classes aisées, les autres voulant forcément l’imiter.
La respectabilité bourgeoise sous-tend qu’une présumée supériorité morale veille aux mœurs d’une société, autrement vouée à tomber en décadence par assimilation au monde ouvrier, ses idées subversives ou encore sa démesurée consommation d’alcool. D’autant plus que dans le cas luxembourgeois, ce tournant de siècles est marqué par la présence d’un monde catholique hostile à toute forme d’avancée, de progrès au niveau des mœurs ou sur d’autres plans.
L’histoire que nous propose Quiqueret apporte une vision quasi-totale de la société eschoise du début du 20e siècle. Ce voyage dans le temps et dans toutes les dimensions de la vie quotidienne à Esch est écrit comme un polar qui nous tient en haleine jusqu’au dénouement.
Accompli en pleine rue d’Audun et à quelques mètres de la rue du Brill, cœur de l’habitat de la classe ouvrière et commerçante d’Esch-sur-Alzette, le meurtre des Kayser-Paulus a mis la ville et le pays sous le choc à la fin de l’été 1910.
Revenons à la situation que traverse la ville en 1910: à côté de nombreuses mines de fer, deux usines avec plusieurs hauts fourneaux y sont déjà actifs depuis près de quarante ans, un agrandissement de l’usine Metz s’annonce, la société Metz et cie, Forges d’Eich va fusionner avec celles de Burbach et de Dudelange pour former en 1911 l’ARBED (Aciéries Réunies Burbach-Eich-Dudelange). Toujours à Esch, le bois du Clair-Chêne, l’aire de récréation de la population, vient d’être vendu pour un prix avantageux aux Allemands de la Gelsenkirchener Bergwerks-AG. Un nouveau site de dimension gigantesque est en train de naître à l’ouest de la ville, l’Adolf-Emil-Hütte, la future usine de Belval. La population migrante et flottante afflue par milliers pour y trouver son gagne-pain. Ce n’est donc pas surprenant qu’en l’espace de vingt ans la population d’Esch ait plus que doublé, passant de 7.000 habitants en 1890 à 15.000 en 1910.
La rue d’Audun ainsi que les quartiers du Brill et de la Grenz représentent à Esch le melting pot par excellence. S’y mélangent classes et nationalités différentes dans des échanges pas toujours bienveillants. Quiqueret revient là-dessus: „C’est une période de conflits politiques intenses. (…) Il y a aussi beaucoup de concurrence économique et sociale, ce qui favorise la xénophobie.“ (Interview au Lëtzebuerger Land, 27.5.2022).
Ce n’est peut-être pas tant l’ethnicité ou la nationalité qui est la cause de division et des tensions, même si la presse le fait croire. Cela se traduit p. ex. par le fait que les recherches de l’assassin conduisent immédiatement à soupçonner l’étranger. Or, à Esch, le petit commerçant a vraisemblablement plus en commun avec l’ouvrier qu’avec la grande bourgeoisie. L’ouvrier n’est jamais loin, ni par sa présence physique, ni par la personnification de menace de ce qui peut arriver au commerçant au cas où son business devrait faire faillite.
Plus de ressemblance donc avec le voisin d’à côté, indépendamment de sa nationalité, qu’avec cette classe plus aisée habitant autour de la place de l’hôtel de ville, la place Norbert Metz ou rue de Luxembourg et qui dans les décennies à venir occupera le nouveau quartier bourgeois de Dellhoeh.
Quid donc de cette bourgeoise eschoise? Si on parle de grande bourgeoise, on en trouve des traces dans le livre de Quiqueret. Par exemple, dans les propos du notaire Brasseur, encore témoin d’une époque où son métier s’imposait comme un des plus importants du bourg. Brasseur se montre stupéfait du fait que le couple, qui lui était encore débiteur, possédait pourtant 2000 francs dans une armoire (sans exclure ce que les assassins et voleurs aient réussi à prendre avec eux lors du cambriolage suivi de meurtre).
Et pourtant, il n’y avait, à cette époque-là, rien d’étrange à garder grandes quantités d’argent en espèces à la maison, pratique largement diffusée encore au début du 20e siècle et cela malgré une présence croissante des banques. Pour la bourgeoisie et petite-bourgeoise de souche agricole et traditionnelle à Esch, c’est encore le notaire qu’on privilégie, il connaît les familles, leur intimité et est supposé en garder les secrets.
La petite-bourgeoisie à la recherche de sa place
Mais revenons à cette bourgeoisie eschoise. En partie locale, ancrée dans la tradition et méfiante de la foule de nouveaux arrivés, venus de partout, du Luxembourg et d’ailleurs, à la recherche d’une clientèle de plus en plus nombreuse: membres des professions libérales, entrepreneurs, commerçants, en n’oubliant pas tout le personnel nécessaire à ces grands employeurs par excellence comme les industries de la sidérurgie et les chemins de fer, mais aussi à une nouvelle machine administrative locale composée de services municipaux, d’écoles, de postes, etc. Ces institutions représentaient un élevage de petits fonctionnaires. Petits fonctionnaires dont les frustrations ressemblaient, en dépit de la sécurité de leur poste, grandement à celles de la classe ouvrière. De plus, les salaires étaient souvent plus élevés dans l’industrie, malgré le fait qu’ils n’offraient pas aux individus la garantie, par exemple, d’une pension d’État.
Une enquête réalisée en 1910 sur la situation économique des salariés du secteur privé laisse entrevoir une situation robuste avec seulement un faible pourcentage de chômage de courte durée. Les fonctionnaires du secteur public étaient donc plus vulnérables et plus exposés à la crise économique que leurs homologues du secteur privé. Cela se faisait sentir par la difficulté de trouver un logement décent, plainte récurrente sur les pages du Bürger- und Beamten-Zeitung.
Cette bourgeoisie s’exprime à travers des interventions à la Chambre des Députés des élus pour le canton d’Esch. C’est le cas de l’ancien bourgmestre d’Esch (1906-1909) et industriel Léon Metz, directeur de l’usine, ainsi que de son neveu et associé Edmond Muller-Tesch, directeur des mines. Tous les deux plaident en 1910 en faveur d’un renforcement des forces de sécurité à Esch-sur-Alzette, au vu de la nombreuse population étrangère flottante. À nouveau ces étrangers indésirables. On accuse par ailleurs, au sein du collège échevinal présidé alors par Armand Spoo comme bourgmestre, l’apparent silence de son père C.M. Spoo, député socialdémocrate, dans cette affaire.
Parmi la bourgeoisie, on retrouve aussi Alfred Lefèvre, entrepreneur belge, symbole du self-made-man, arrivé à l’usine Brasseur comme maçon en 1889, et voisin de la maison du couple assassiné, qui s’enrichit aussi grâce à la spéculation sur le marché immobilier et dont la demeure „expose en corniches richement sculptées son insolente réussite et ses choix esthétiques audacieux“. (p. 23)
L’ombre d’un autre bourgeois parcourt cette fin de siècle, celle de Louis de Wacquant, membre d’une des familles les plus prestigieuses du sud du Luxembourg et frère du président de la Chambre des Députés, Théodore de Wacquant. Son assassinat en pleine nuit en 1895, à Esch aussi, plus précisément dans l’autrement tranquille et bourgeoise rue du Luxembourg demeura irrésolu, contrairement au meurtre des Kayser-Paulus.
„Posséder de l’argent quand on est censé être rémunéré au rabais. Porter de nouveaux vêtements quand on ne devrait porter que des guenilles. Dans une période marquée par le déterminisme et la répétition sociale, toute trace, même fantasmée, d’ascension est suspecte.“ (p. 90)
Plus que ces grands bourgeois, ce sont la classe dirigeante municipale et la petite bourgeoisie, dont certains des premiers font partie, qui représentent les vrais acteurs principaux de cette histoire. Cette petite bourgeoisie, piégée entre la peur de tomber dans le déclassement moral et économique et sa soif d’ascension sociale, sauvée parfois seulement par une adhésion à une association quelconque. En fin de compte, le long 19e est aussi le siècle des associations et de toute sorte de sociétés de bienfaisance donnant des airs (même si superficiels) de respectabilité et de l’importance à ses membres.
La respectabilité se cherche et se manifeste dans les moindres détails, par exemple la façon dont se déroulent des funérailles (le choix ostentateur de la famille Kayser-Paulus est surprenant), auxquels les familles eschoises de bonne souche avaient pour habitude de songer bien avant leur mort.
Mais il y a aussi la pudeur, la crainte de ternir l’image d’une famille. „Les fortes solidarités et les nombreux mariages croisés dans le quartier des Kayser-Paulus empêchent les langues de se délier“ (p. 212). Soupçons quand même, sur tel ou tel individu, qui émergent seulement après la mort du pater familias, car, après tout, il s’agissait d’une bonne famille et „d’un brave gars“. Mieux donc mourir sans voir son image dénigrée par le poids des accusations. La respectabilité fait office de vernis aussi: voir toutes les qualités proclamées du couple parfait, les Kayser-Paulus, vite démasquées par des témoignages moins flatteurs et appelant au scandale.
Et puis il y a la police, elle aussi entre classe ouvrière et petite-bourgeoisie, oscillant entre l’idéal de gardien de l’ordre public et moral et la figure de l’autorité accumulant les abus de pouvoir (corrompus, agresseurs sexuels, voleurs…).
La respectabilité, l’assassin la tient à cœur aussi. En digne représentant de cette petite bourgeoisie, non censuré dans sa conduite parfaite, il a su se réinventer à travers ses multiples métiers et fonctions.
Grande quoique petite ville industrielle
L’histoire proposée par le livre de Quiqueret personnifie l’histoire sociale en donnant des biographies détaillées, et parfois même des visages, à ces représentants des classes moyenne et ouvrière, saupoudrées de leurs envies d’ascension sociale, de réussite économique et de recherche d’une position sociale digne au sein de la société.
On découvre tous ces traits particuliers à cette période historique, le rôle des femmes reléguées au foyer pour la bourgeoisie et la petite bourgeoisie et l’autre moins flatteur réservée à cette autre masse féminine, appartenant à la classe ouvrière et soupçonnée de facilité de mœurs, car pauvre.
On perçoit la crainte du jugement du voisin, du déclassement, de la perte de mérite, et d’estime sociale ainsi que le jugement considéré comme suprême, celui de Dieu, par l’intermédiaire de la personne du prêtre, de l’évêque et de ses principaux acolytes, dont la plume du Luxemburger Wort.
Au fatalisme catholique, l’autre pôle, celui du monde socialiste et séculaire oppose et propose l’éducation comme antidote universel, non sans tomber souvent, eux aussi, dans le piège de leur propre propagande et idéologie.
Certains passages de Quiqueret révèlent aussi les contradictions de ce monde socialiste, certes, ma non troppo, vu que les étrangers demeurent autant responsables de leur existence que le capital même. Le Dr Joerg, personnage central du livre, quoique connu comme le docteur rouge, mène ses luttes quasi exclusivement pour les Luxembourgeois. Les tons nationalistes ne sont d’ailleurs jamais loin, ni à droite ni à gauche.
Voilà où réside l’ambiguïté de cette lutte de classe, la guerre des pauvres qu’on mène encore de nos jours tout en ne se souciant guère du fait que les pauvres, ici au Luxembourg et à Esch, bel et bien au milieu du 21e siècle, sont en majorité étrangers. La question du suffrage universel (pour qui ?), un autre sujet auquel l’auteur touche, semble avoir aujourd’hui autant qu’hier la même pertinence.
Et puis apparaît néanmoins un endroit commun où les classes sociales se dissipent ensemble dans cet Esch anno 1910. Ce sont les cafés et les cabarets (exclus les vraiment mal-famés) où ouvriers, petits commerçants, professions libérales et patrons se mélangent. On y boit un coup, on entend les dernières nouvelles, on y fait du commerce, et surtout on y prête et on y emprunte de l’argent. Cette pratique a permis à plusieurs petits entrepreneurs de survivre et révèle aussi les intéressants réseaux des individus habitant le Brill et la Grenz. C’est l’argent et son manque qui sont à l’origine du crime commis. Mais pas seulement, dans une affaire qui invite à la lecture du contexte historique comme clé de l’éventail d’éventuels motifs de l’assassin du couple Kayser-Paulus.
„La vie dans une petite ville se déroule comme dans une vitrine“ (p. 387). Mieux que personne, Frantz Clément, qui sera rédacteur en chef du Escher Tageblatt à partir de 1913, dépeindra en 1915 ainsi le portrait de ces manifestations de classe dans la vile d’Esch. Son don de l’observation, lui qui est originaire de la campagne mais homme du monde à la formation académique et profond connaisseur des réalités urbaines des pays voisins, il l’applique à merveille dans ces chroniques sur la „Kleinstadt“ citées par Quiqueret.
Esch-sur-Alzette, depuis toujours reléguée au second rang, malgré son succès économique, et pérenne victime de préjugés. On sort de cette lecture avec le sentiment confirmé par tant d’instances, de ce que, finalement, être Eschois équivaut à faire partie d’une classe à part entière, incompréhensible aux yeux de qui, hélas, n’y a pas habité.
Indépendamment du regard qu’on privilégie, celui de la lutte de classes, de la lutte d’une ville contre des préjugés de l’extérieur, celui d’un détective ou criminologue, le livre de Quiqueret est un tour de force sur la fin d’une période d’histoire luxembourgeoise. Mais aussi de celle du début de sa formation identitaire en tant que nation. Bonne lecture!
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können