On apprend le plus lorsqu’on est amené à présenter ce qu’on a étudié, ce qu’on a rédigé, aux camarades de classe, à l’enseignant, à un public, à d’autres personnes qui donnent leur feedback. Lorsqu’on peut répondre aux questions et remarques, réponses qui nous animent à continuer nos recherches, donc à approfondir ces premiers apprentissages.
J’ai assisté à un tel moment d’apprentissage récemment lors d’une soutenance de thèse à l’Université du Luxembourg. Fabio Spirinelli a défendu avec succès en octobre 2020 son excellent travail de doctorat sur l’histoire de la politique culturelle luxembourgeoise de 1918 à 1974. Mais je ne veux pas parler ici de ce que le doctorant a appris, en répondant aux questions et remarques des six membres du jury, de l’Université du Luxembourg, de l’Université de la Sarre, de la Sorbonne et de Paris I. Je voudrais évoquer ce que moi-même j’ai appris, en tant que président du jury. Grâce à une remarque d’un autre membre du jury, Rainer Hudemann, professeur des universités émérite (Sorbonne et Université de la Sarre).
Il a lancé notamment un débat autour de quelques notions utilisées par Fabio Spirinelli dans sa thèse. Il a posé la question s’il ne fallait pas nuancer ou élargir certains concepts employés par le doctorant pour définir le Luxembourg. Des concepts comme „Zwischenraum“, repris de l’historien allemand Philipp Ther qui s’en sert pour revendiquer un regard plus ciblé sur les régions frontalières en Europe, ou „Mischkultur“, se référant au terme utilisé par des intellectuels comme Batty Weber, Frantz Clément ou Nicolas Ries pour décrire la spécificité culturelle du Luxembourg au début du 20e siècle.
Etat apprenant
L’évolution du Grand-Duché de Luxembourg révèle selon Hudemannn que ce pays est bien plus qu’un „espace intermédiaire“ ou une „culture de mélange“. Ces notions sous-estimeraient l’intérêt, l’importance et l’originalité du cas luxembourgeois dans une perspective européenne comparative. Pendant le long processus de sa formation en Etat-nation, le Luxembourg ne se serait pas simplement retrouvé entre d’autres nations, mais aurait transformé de multiples éléments provenant de ces voisins afin de les intégrer dans sa propre réalité, parfois inconsciemment, mais en général très activement et sciemment. Le nation building luxembourgeois se distinguerait d’autres processus en Europe notamment par ces stratégies intégrant dans cet Etat-nation de multiples influences provenant d’autres pays, mais uniquement dans la mesure où les acteurs les considéraient comme utiles aux égards de la beauté, la conception, la fonction, etc.
Ces idées, concepts, textes législatifs furent repris souvent de pays qui avaient été, à un moment ou un autre, et notamment à l’époque de l’Ancien Régime, unis avec le Luxembourg actuel, politiquement, économiquement, par le biais de migrations, de séjours d’études, de voyages, de liens familiaux au-delà des frontières, etc.
Hudemann a explicitement fait référence à des résultats de projets de recherche luxembourgeois qui le confirment, comme „Inventing Luxembourg“ de l’équipe autour de Sonja Kmec, de Benoît Majerus, de Michel Margue et de Pit Péporté ou comme mes recherches sur l’histoire du droit de la nationalité au Luxembourg.
J’ai tenté de montrer dans ma thèse de doctorat à quel point la pratique consistant à s’inspirer activement et de façon sélective des lois sur la nationalité belges, françaises et allemandes étaient centrales pour les élites luxembourgeoises, pour ensuite l’adapter en fonction du contexte et des défis nationaux, à quel point cela représente un fil rouge de l’histoire de la nationalité. Ainsi, en 1848, le modèle de la loi luxembourgeoise sur les naturalisations est avant tout belge, mais avec une ouverture à la loi prussienne pour permettre à l’enfant mineur d’un père naturalisé d’accéder à la nationalité luxembourgeoise, et une autre à une loi française pour permettre un mécanisme de naturalisation exceptionnel et plus rapide pour des étrangers ‘méritants’ du point de vue politique ou économique. A la fin du 19e siècle, de pays avant tout d’émigration, vers la France, la Belgique, l’Allemagne et l’Amérique du Nord, le Luxembourg se transforme en pays d’émigration et d’immigration: avec l’industrialisation, les immigrants affluent de manière spectaculaire (3% de la population sont des étrangers en 1871, 15% en 1910). Voilà pourquoi est introduit le double droit du sol, d’inspiration française, d’abord au profit du père en 1878 (l’enfant né au Luxembourg d’un père étranger lui-même déjà né au Grand-Duché, est Luxembourgeois) puis au profit de la mère d’origine luxembourgeoise en 1890. Intégrer ces descendants d’immigrants représente pour le Premier ministre de l’époque, Paul Eyschen, une chance d’„augmenter le capital intellectuel du pays“. Il parle de „pays-frontière“, autre notion intéressante. Cette adaptation pragmatique de modèles étrangers continuera au 20e et au 21e siècle pour le droit de la nationalité.
Memotransfront
Rainer Hudemann lui-même, en collaboration avec d’autres historiens et historiennes de la Sarre, de la Lorraine et du Luxembourg, a réalisé il y a vingt ans un projet de recherches sur les „Lieux de la mémoire transfrontalière – Traces et réseaux dans l’espace Sarre-Lor-Lux aux 19e et 20e siècles“ (http://www.memotransfront.uni-saarland.de). Ils ont fait des recherches sur les superpositions interrégionales et transnationales, les interférences, les influences diverses qui ont créé des éléments identitaires communs au-delà des frontières, liens analysés à travers une multitude d’objets: culture ouvrière, associative et politique; évolution des villages; lieux commémoratifs et monuments; architecture industrielle et commerciale; infrastructure des transports et gares; bâtiments culturels; architecture militaire et frontalière; édifices religieux; urbanisme.
L’interpellation critique du collègue historien m’a fait d’autant plus plaisir que je viens d’étudier avec Antoinette Lorang, Antoinette Reuter, Georges Buchler, Jean Goedert et Christof Weber les réseaux et processus de transferts internationaux dans l’architecture et l’urbanisme de la ville d’Esch-sur-Alzette. Notre guide historique et architectural montre clairement que la création de la ville moderne eschoise est le produit de relations, de superpositions, de circulations d’idées interrégionales et transnationales, de la fusion d’éléments de la tradition locale et nationale avec des éléments de Lorraine, de la Sarre, de la Ruhr, de Metz, de Nancy, de Strasbourg, de Paris, de Bruxelles, de Munich, etc.
Des influences souvent oubliées, refoulées ou réinterprétées. Juste un exemple: Le Conservatoire de musique d’Esch se trouve depuis les années 1980 dans un bâtiment industriel réaffecté. Il s’agit même d’un monument national classé. Pour les Eschois, ce bâtiment c’était l’„ARBED-Kasino“. Cette dénomination passe sous silence que ce bel immeuble n’est pas une construction que nous devons à la société sidérurgique luxembourgeoise ARBED (une entreprise qui dès le début n’est d’ailleurs pas seulement luxembourgeoise …), mais du casino que fait édifier en 1912 pour ses employés la Gelsenkirchener Bergwerks AG, konzern de la Ruhr, deuxième société sidérugique après Krupp dans le Reich, la même qui fait construire de 1909 à 1912 une gigantesque usine dans le nord-ouest de la ville, l’Adolf-Emil-Hütte (ce nom également a été oublié au profit de la nouvelle dénomination après 1919: Belval).
Avec cet immeuble prestigieux, rappelant les maisons de campagne de riches entrepreneurs anglais ou allemands, conçu par l’architecte allemand Paul Tafel, un nouveau style architectural fait son entrée dans la métropole du fer. Ses éléments esthétiques comme les hauts pignons, les socles en pierres rustiquées, les avant-corps et retraits, les tourelles et loggias, les corniches débordantes et les toitures mansardées se retrouvent dans les colonies pour ouvriers qualifiés et employés ainsi que dans les maisons d’ingénieur que Gelsenkirchen fait construire à proximité de ses deux usines eschoises. Nous retrouvons également des éléments de ce style architectural dans des villas bourgeoises et immeubles de rapport du centre-ville, car, arrivées dans les ‘bagages’ de ces entreprises, des architectes en provenance de la Ruhr et de Rhénanie bâtissent à Esch ou s’y installent carrément: Gust Schopen, Georg Stoves, Carl Dietrich. Ces influences allemandes ont largement disparu de la mémoire à la suite des tendances germanophobes qui se diffusent au 20e siècle au Luxembourg. Eclipsées par des récits nationalistes qui dans ce cas précis ont remplacé la Gelsenkirchener Bergwerks AG par un symbole national comme l’ARBED.
En ces temps actuels où des hommes politiques ultranationalistes sont à la tête de grandes puissances et où des mouvements nationalpopulistes parviennent avec leurs appels aux peurs et aux égoïsmes nationaux à capter le vote de millions d’électeurs et électrices en Europe, il appartient aux historiens et à d’autres scientifiques de montrer encore et encore que la nation n’est pas une essence, n’est pas une entité statique qui reste ce qu’elle est, immuable, n’est pas une identité repliée sur elle-même, mais bien une construction, en évolution permanente, une dynamique imprégnée et transformée par une multitude d’interactions les plus diverses. Encore une fois merci, Rainer, de nous rappeler aussi qu’une nation, pour rester vivante, doit constamment repenser de façon critique son récit et remettre en question les représentations dominantes.
Das waren noch Gebäude mit Charakter. Tempi passati.