Décidée en 2020, prévue d’abord pour se tenir en 2021, l’exposition consacrée à Romain Urhausen à Arles n’était pas censé devenir un hommage posthume. Avec un report lié la pandémie et le décès de l’artiste en juillet 2021, au début d’une édition des „Rencontres de la photographie d’Arles“ qui aurait dû être la sienne, c’est bel et bien en son absence physique que le natif de Rumelange verra son talent célébré. Mais son esprit règnera dans la mise en scène de l’exposition à la préparation de laquelle il aura eu le temps de participer activement, partageant l’histoire de ses clichés et ses préférences. Il n’aura pas eu le temps de savoir que ses photos occuperaient le premier étage de l’espace Van Gogh, au-dessus d’une rétrospective consacrée à la photographe américaine Lee Miller qu’il aimait beaucoup.
Lee Miller avait notamment photographié l’Ösling durant la Seconde guerre mondiale, et rapporté de cette mission 350 négatifs dont le Centre national audiovisuel (CNA) de Dudelange avait tiré une exposition remarquée et une publication en 2011. Lorsque celle qui est une des rares femmes de guerre accréditées est sur les champs de bataille au nord du pays, le jeune adolescent de Rumelange, Romain Urhausen, fait ses premières expérimentations au sud.
Durant les années 40, son père, comptable et non moins touche-à-tout, lui donne pour appareil photo un Zeiss Ikon 6 x 6 qui déclenche en lui une passion dévorante. Il entre dans les clubs de photographie d’Esch et Luxembourg, mais la lecture de magazines de photo lui montre que c’est à l’étranger qu’il pourra poursuivre les expérimentations capables de tenter de satisfaire son insatiable curiosité. Tout juste honoré par l’association photographique „Camera Luxembourg“, il s’en va en 1950 à Paris pour étudier à l’École technique de photographie et de cinéma. Les cours sont trop classiques. On y passe une journée entière à photographier un seul et même modèle à l’atelier puis le lendemain à retoucher les photos, comme il l’expliquait en février 1983 au Lëtzebuerger Land. La photographie humaine et urbaine de Henri Cartier- Bresson ne semble pas avoir franchi les portes de l’école. Il s’y adonne dans son temps libre, durant les sept mois qui le séparent d’un départ pour l’école d’Otto Steinert à Saarbrücken, dont il sera l’élève de 1951 à 1953.
Otto Steinert est le fondateur du mouvement de la photographie subjective, qui s’appuie sur la philosophie de l’école d’art Bauhaus. Romain Urhausen peut y laisser libre cours à sa créativité. C’est là qu’il apprend „une nouvelle façon de regarder le monde, une nouvelle esthétique, une attitude anti-conformiste, un langage très marqué par le noir et blanc, des tirages très contrastés, des cadrages radicaux et beaucoup d’expérimentations“, comme l’explique le commissaire de l’exposition consacrée à Romain Urhausen à Arles, Paul di Felice.
Expérimenté à Esch …
En 1953, il revient au pays pour faire le service militaire de six mois qu’une loi récente impose aux jeunes gens. Il arrive à entrer comme photographe au service de l’intendance. Un des clichés qu’il y fait servira d’ailleurs trois ans plus tard à illustrer la campagne de l’hebdomadaire Lëtzebuerger Land contre la conscription militaire. À la sortie de son service, il crée un studio de „photographie d’art“ à Esch-sur-Alzette, le studio romain, au 57, rue de la gare. Il l’occupera jusqu’en 1957. Il fait de nombreuses photos de la ville dont une série de 17 photos baptisées „Visions d’une ville“ intègre le livre du cinquantenaire de la ville d’Esch, publié en 1956. Il y insère une citation d’André Gide mort cinq ans plus tôt: „La poésie, sache la voir dans la réalité/Et si elle n’y est pas, mets-l’y!“ Cette série fait aussi l’objet d’une exposition clairement inspirée par „The Family of Man“ composée l’année précédente par Edward Steichen. Romain Urhausen avait d’ailleurs essayé de placer des photos dans ce projet, mais n’y était pas parvenu, lui dont Steichen avait pourtant sélectionné quatre photos en 1953 pour l’exposition „Postwar European Photography“ au MoMa à New York.
En 1957, se sentant à l’étroit et guidé par le goût de l’expérimentation, le photographe part faire de nouvelles études à la Kunstakademie de Dortmund, où il fonde un atelier. Il expose avec les photographes subjectifs allemands sans perdre de vue la photographie humaniste pour autant. Ainsi publie-t-il, avec Nic Weber en 1961, „Notre ville“, un ouvrage consacré à Esch. L’introduction le fait sonner comme un livre-manifeste de cet art prisé en France. On lit en introduction: „Négligeant monuments et statistiques, ce livre ne veut être qu’un album d’images qui vous parle des hommes. L’actualité, toujours discutable, n’est point présente, mais ce qui pourrait percer, c’est la réalité vivante d’une ville à travers tous ses changements. D’ailleurs, malgré les apparences, le sujet n’est pas tellement suranné puisqu’il s’agit de l’homme.“ Romain Urhausen immortalise la vie industrielle aussi bien que la vie urbaine. Des jeunes hommes endimanchés qui se prélassent à un carrefour aux premiers pas des enfants au parc du Gaalgebierg, des rues modernes baignées de lumières et encombrées de voitures aux intérieurs populaires – tous les aspects de la ville sont passées en revue.
C’est Nic Weber qui écrit les légendes. Car comme l’explique Paul di Felice, Romain Urhausen n’aimait pas légender ses photos. „II exprime une espèce d’atemporalité par l’absence systématique des légendes. Il préférait qu’un poète écrive sur la photo, plutôt que d’écrire une légende qui dit ce qu’on voit déjà sur la photo.“ Le Lëtzebuerger Land le salue à la parution du livre comme un „maître de l’atmosphère“ et parie que son travail ravira „qui a une vision plus complexe d’Esch que le mélange superficiel de hauts fourneaux et de hangars d’usine“.
Si l’ouvrage „Notre ville“ notait que dans le bassin minier, dont Esch était la métropole, 6.500 tonnes d’acier sortaient par jour, c’est 8.000 tonnes de nourriture qui transitent chaque jour dans son prochain sujet de travail, à savoir les Halles de Paris. Cette fois, c’est le poète français Jacques Prévert, opposé à la destruction de ces lieux ancestraux, qui légende les photos humanistes et qui signe en introduction un poème en hommage aux déshérités qui hantent les lieux (extrait: „Les grands-ducs … des noctambules, des somnambules, des travailleurs de l’ennui! À l’aube, ils s’apportaient ici pour achever la soirée qu’ils n’avaient pas réussi à assassiner tout à fait. Le temps mène la vie dure à ceux qui veulent le tuer“ …). En 1964, commentant le livre, Nic Weber dit d’Urhausen qu’il est „un poète de l’appareil photo, qui aime le grotesque sans grossièreté“.
Il préférait qu’un poète écrive sur la photo, plutôt que d’écrire une légende qui dit ce qu’on voit déjà sur la photo.
La période 1961-65 est considérée comme la période dorée du Romain Urhausen photographe. Elle s’achève avec la commande faite par l’ARBED d’un reportage sur les installations sidérurgiques dans le sud du pays, dont il tire 92 clichés. Dans les années 70, Romain Urhausen se consacre à ses premières passions, l’architecture et le design: à Cologne d’abord jusqu’en 1975, puis dans le sud de la France, où il rénove des maisons provençales. La photographie passe au second rang. Et c’est là sans doute la raison qui fait que Romain Urhausen attendra longtemps la reconnaissance qui lui revient aujourd’hui. „Cela n’empêche que dans la période entre 1950 et 1970, il a créé un travail photographique multi-facettes et de grande qualité qui constitue un héritage culturel fascinant, un témoignage des environnements culturels, urbains, sociaux et naturels de nombreux endroits et lieux“, écrivait la critique d’art Marguy Conzemius. Ces mots apparaissent dans une publication du CNA accompagnant en 2016 une monographie consacrée au photographe.
… consacré à Arles
L’exposition prévue par l’intermédiaire de l’association Lët’z Arles aux Rencontres d’Arles de juillet prochain présentera cent photos de Romain Urhausen qui dialogueront avec quarante-cinq clichés de photographes français (dont Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Lucien Clergue) et allemands (Otto Steinert, Monika Von Boch et Heinz Hajek-Halke). Elle insistera ainsi sur les deux aspects de sa vision de la photographie, à cheval entre expérimentations françaises et allemandes. „Les Rencontres de la photographie d’Arles“ sont certes un événement principalement concentré sur l’émergence de nouveaux photographes. Mais elles ont aussi l’habitude de „prendre des positions historiques“, comme l’explique son directeur, Christoph Wiesner, avant d’ajouter au sujet d’Urhausen: „Ce qui nous intéresse beaucoup chez lui, c’est sa pratique croisée. Il a une pratique humaniste, sans conteste reconnue en France, où elle a occupé le champ photographique pendant un demi-siècle. Mais il a aussi une pratique issue de la photographie subjective, qui par des allers-retours réapparaît sous différentes formes dans sa pratique du médium.“
L’exposition sera déclinée en six thèmes. Elle commence par la vie quotidienne, marquée par des photos humanistes et le goût des situations décalées. Les Halles feront l’objet d’une thématique à part entière pour mettre en valeur l’œuvre majeure de Romain Urhausen. Puis vient le patrimoine industriel qui opère un premier glissement. „On y voit comment il peut passer de l’esthétique de la photo humaniste vers une esthétique plus subjective, en s’intéressant beaucoup aux structures, qui semblent s’emparer de l’homme“, confie Paul di Felice. Le quatrième volet de l’exposition sera consacré à la photographie expérimentale, qui fait notamment appel aux techniques de superposition et solarisation, et que l’on peut considérer plus poétiquement, selon le commissaire de l’exposition, comme „des écritures avec la lumière“. Enfin, il y a les figures féminines et les nus de conception subjective, puis les autoportraits
L’exposition sera aussi accompagnée d’une nouvelle publication aux éditions delpire & co, inventoriant et commentant 48 photographies de l’artiste. Mais l’hommage en cette année 2022 sera aussi ferroviaire (avec quinze photos présentées en gare de Luxembourg à l’automne), postal (avec des timbres à l’effigie de ses photos) et même distractif (avec une exposition estivale au parc de Merl, de quinze photographies). Il ne restera après cette année riche en événements photographiques plus qu’à mettre en lumière les autres talents de Romain Urhausen, et notamment ceux de designer. D’ailleurs, le mois de sa disparition, le Musée national d’histoire et d’art a mis la main sur une chaise longue à bascule qu’il avait dessinée.
Urhausen en 2022
A Arles du 4 juillet au 25 septembre
Sous forme de timbres à partir du mois de juillet
Au parc de Merl durant l’été
En livre en juillet (éditions delpire & co)
En gare de Luxembourg durant cinq semaines à partir du mois d’octobre
… Et en 2023 à la galerie Schlassgoart à Esch
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