Ce n’est pas à une uchronie rieuse, à un manifeste vengeur ou encore un tableau documentaire que nous invite Anne-Mareike Hess avec „Weaver“, le troisième volet d’une trilogie commencée en 2018 avec „Warrior“ et qui a la condition des femmes pour sujet de recherche. C’est une expérience physique, directe, dérangeante. La pièce commence par deux minutes de silence. La soixantaine de spectateurs, disposés à la lisière d’un grand rectangle de 20 x 8 mètres, se toise, s’interroge, puis se tend. Une lumière blanche et crue transperce le moindre faux-semblant. Elle renvoie la salle mansardée de Neimënster à sa structure austère. Preuve est de nouveau faite qu’il n’y a pas besoin de grands moyens pour proposer une entrée en matière forte. Et la pluie et le vent qui se faisaient entendre en ce soir de première renforçaient l’idée qu’une tempête était en préparation.
Les structures dont il est question dans „Weaver“ sont de domination. Et plus particulièrement masculine. Les trois danseuses sont en proie puis en prise avec elle, jamais vraiment libérées de cette contrainte millénaire. Pourtant, lors de la première scène, on les croirait déjà maîtresses de leur destin. Le pieu que chacune d’elle a en main, semble être l’instrument, gagné de haute lutte, de leur autorité. Elles paraissent les gardiennes d’une société matriarcale originelle. Mais c’est en fait à l’inverse qu’on assiste. Le pieu se retourne contre elles. Les amazones sont en fait des victimes.
Les trois danseuses (Anne-Mareike Hess, Laura Lorenzi et Julia B. Laperrière) tiennent à la main un objet phallique, de pouvoir, avec lequel elles se font un hara-kiri synchronisé, ponctué d’un râle et d’une chute sans grâce. La danse, chez Anne-Mareike Hess, ce sont des émotions qui traversent les corps et sont expulsées par des mouvements qui gardent trace de la violence de leur gestation. Les gestes sont d’abord brusques. Le procédé est répété de nombreuses fois, au cours d’une ronde, comme pour illustrer la permanence de la violence faite aux femmes, dans ce qui serait une longue histoire de la violence de genre dans ce qu’elle a de plus physique. Quoique les vêtements, aux motifs bariolés qui laissent apparaître des seins nus, feraient plutôt penser à des tenues préhistoriques, sinon tribales, … les baskets de marque américaine au pied pouvant être une incongruité semblable à la bouteille de soda dans les mains des „bushmen“ dans le film „The Gods must be crazy“.
Post-metoo
On pourrait croire assister à un exercice d’exorcisation du pouvoir des hommes. Les uns après les autres, les coups et les chutes semblent peu à peu moins douloureux, jusqu’à un premier répit, qui marque l’avènement de complicités nouvelles entre les trois danseuses. Nouvelles, mais chancelantes. Les coups ne sont pas très loin. Et la liberté est relative. Il faut se complaire dans les rôles qu’on associe aux femmes, qu’on pétrifie dans l’art religieux comme dans les mythologies. Les danseuses tiennent la pose, comme les statues antiques et les pietà médiévales, où les femmes sont dévolues à l’exagération des émotions, condamnées à la passivité, la vertu ou la contemplation.
Quand on croyait les trois amazones enfin sorties du cycle de la violence, elles y retournent, comme conditionnées: la liberté nouvelle, après avoir découvert les vertus de la solidarité, semble d’abord trop lourde pour leurs épaules de dominées. Quand l’homme ne porte pas les coups, c’est la femme qui les assène, elle-même. Il faudra une nouvelle révolte, une nouvelle sororité pour que les femmes de nouveau se relèvent et fassent de ce pieu enfin l’arme de leur libération.
C’est dans ce dernier tiers de la pièce, que les deux enceintes mises dos à dos, au milieu de la ronde chorégraphique, crachent un son non identifié, comme un écho des cavernes, condensé de voix et cris ancestraux, de vibrations et percussions, qui finiront pas se superposer et disparaître, dans un processus à la Alvin Lucier, pendant deux ultimes minutes inquiétantes durant lesquelles les danseuses auront quitté la scène, aussi triomphantes et déterminées qu’elles y étaient entrées. Et le public redevient songeur comme au début.
On se croirait arrivé dans les années 70, ou mieux, dans notre période post-metoo. Au choix. Anne-Mareike Hess disait en amont qu’il n’y aurait pas de happy-end, qu’il n’y aurait pas de solution tracée, à la fin de sa trilogie. Mais si une militante proposait une pétition pour quelque cause féministe au sortir de la pièce, on la signerait les yeux fermés, tant l’impression est forte. On sait, s’il fallait le rappeler, que le combat féministe n’est pas achevé, même si toutes les conditions sont réunies pour passer à une autre étape. Le spectacle „Weaver“ apporte en tout cas sa pierre à l’édifice.
A voir au Trifolion d’Echternach ce vendredi 31 mars à 20 h
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