Alors qu’elle vient d’être couronnée par le prix Goncourt de la poésie et qu’une anthologie chez Gallimard avait déjà consacré le travail de cette grande poète, nous revenons, à l’occasion de son 90e anniversaire, sur l’oeuvre et le parcours d’Anise Koltz.
Le moins qu’on puisse dire, ou affirmer, ou savourer, c’est qu’à travers l’œuvre poétique de Anise Koltz on est confronté à une cohérence implacable. Depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui reviennent les mêmes formes courtes ciselées à l’extrême, les mêmes procédés de confection de l’image mentale frontale issue de l’agencement osé et savant des mots, et, comme une obsession bénéfique, voire thérapeutique – pour le lecteur, on s’entend – les mêmes thématiques.
Qui sont le langage, le mot, la poésie, ensuite la naissance, la maternité et la mort et le deuil, puis le refus drastique de la religion imposée, ensuite le paysage, qu’il soit urbain, rural ou désertique, et puis l’amour sans concession, et enfin les aberrations politiques ou sociales du monde.
Thématiques qui sont, on le ressent dans chaque poème, dans chaque vers, pleinement vécues par la chair et l’esprit de celle qui les explore à travers son écriture et les donne à partager à autrui magistralement depuis 60 ans. Et thématiques qui sont bien sûr liées entre elles, de sorte à ce que souvent plusieurs d’entre elles sont contenues dans un seul et même poème.
Anise Koltz qui fête ses 90 ans ces jours-ci – que ce texte puisse participer aux félicitations – est non seulement poétesse à l’œuvre abondante, rigoureuse et constante, elle est aussi une activiste inlassablement impliquée dans le dialogue littéraire au-delà des frontières et dans la diffusion de la poésie et de ses messages fondamentaux.
Née en 1926, ayant des ancêtres de diverses origines occidentales, devenue jeune femme elle écrit, à cause des abîmes historiques, initialement en allemand. En 1959 paraît le premier recueil de poésie. Quelques années plus tard sont publiés des recueils bilingues allemand-français en France, en Allemagne et au Luxembourg.
Une oeuvre cohérente dans forme et contenu
A partir de 1962 et jusqu’en 1974, elle organise avec son mari René Koltz, médecin et organiste, les Biennales littéraires de Mondorf qui réunissent les grandes voix de la littérature francophone et germanophone, on citera parmi les participants ceux qui ont des affinités spécifiques avec l’œuvre et la sensibilité de Anise Koltz, Thomas Bernhard, Guillevic, Jacques Izoard et Gisèle Prassinos, amie qu’elle a en commun avec l’autre très grande poétesse luxembourgeoise qu’est José Ensch.
Quand en 1975 son mari décède des suites des maltraitances que lui infligèrent les nazis, elle décide de se détourner définitivement de l’allemand pour n’écrire plus qu’en français. Contrairement à Paul Celan qui, vivant depuis de nombreuses années à Paris, répondait à la question pourquoi il continuait à écrire en allemand: «Parce qu’il faut que j’écrive dans la langue des assassins.» Anise Koltz refusa cette langue-là.
Voyons brièvement cette cohérence dans forme et contenu de l’œuvre. Dans «Steine und Vögel» («Pierres et oiseaux»), recueil mélancolique encore légèrement empreint d’expressionnisme et par moments proche de la poésie de Hilde Domin, publié en allemand en 1964 on peut lire – je me permets de traduire: «les arbres meurent de la rage / nos maisons sont vides / nous vivons sous la terre / et mangeons de la chaux / pour contrer la pauvreté de la lumière.» Et voici comment se clôt le recueil: «bouche contre bouche / nous éjectons des cris de mise en garde». 24 ans plus tard, dans Souffles sculptés nous trouvons ceci: «La voix qui jadis avait crié / que tout était bien / sur des lèvres invisibles / construit le silence.»
Mais, néanmoins, vers la fin du recueil: «Je suis le portrait du possible.» Puis, un des derniers poèmes du recueil, cette lucidité-ci: «Verse de l’eau / sur mes mains / elle qui jadis purifiait / noircit / il est tard / sur la terre.» Une voix poétique qui est restée parfaitement fidèle à elle-même donc, si ce n’est qu’elle s’est affinée au fur et à mesure des années.
Ainsi nous pouvons lire dans ce livre au titre emblématique, presque générique pour l’ensemble de l’œuvre, «Chant de refus», publié en 1993: «Le monde est pourri / je vous le restitue // Dans les nuages / défilent des cités tranquilles / à côté j’ai peint / les forêts disparues.»
Approchons-nous davantage d’aujourd’hui. «La muraille de l’alphabet”, 2010: «Ma poésie appartient / à la guérilla du langage // J’aiguise chaque mot / avant de l’intégrer / dans mes poèmes / qu’il devienne pierre / que je lance / contre la société pourrie // Oui – je fais partie / de l’intifada.»
Une vie qui écrit contre la mort
Et peu avant de refermer le livre on peut lire cette définition du poème: «Il vit dans la respiration / du monde // Il veille / à ce que le rêve subsiste // Même à quelques moments / de la fin du monde.»
Anise Koltz vient de publier l’année passée une anthologie personnelle chez Gallimard et d’emporter cette année le prix Goncourt de la poésie, une consécration disent certains, pour ma part j’estime qu’il s’agit d’une juste reconnaissance méritée depuis longtemps.
Au-delà de ça, elle a publié un nouveau recueil cette année dont le titre confirme la subtile rage d’exister qui anime encore et toujours la poétesse, «Pressée de vivre», et dont le contenu confirme une fois de plus la cohérence, la presque inégalable concision, la maîtrise de construction fine, ainsi que la volonté de continuité du besoin de dire le monde dans ce qu’il a de sublime et dans ce qu’il a d’infâme.
On constate invariablement l’engagement d’une vie confondue à la poésie et vice-versa. Une vie qui écrit contre la mort et donc pour la vie. Une poésie qui demeure la preuve de sa propre puissance: «Toujours inquiète / et en opposition / je veille mon patrimoine.» Une vie et une poésie qui transgressent le temps: «Face à Babylone / des colonnes écroulées / se redressent / je fouille les ruines / pour retrouver les vestiges / d’un long passé / montrant / des chemins du futur.»
Je conclus donc catégoriquement: la poésie de Anise Koltz est à compter parmi celles qui sont exemplaires pour toutes les générations que la poésie a pu engendrer.
Tom Nisse
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