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Passion livresLa lutte des places

Passion livres / La lutte des places
Nicolas Mathieu Photo: Astrid di Crollalanza

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Dans son nouveau roman, dont le titre, „Connemara“, évoque la rengaine populaire de Michel Sardou et ces contrées rudes et austères où l’on sait „tout le prix du silence“, Nicolas Mathieu – Prix Goncourt 2018 pour  „Les enfants après eux“ – remet en scène avec brio ses questionnements sur la puissance insidieuse des rapports sociaux.

Hélène est une femme en colère. Transfuge de classe et pourtant marquée intérieurement par les stigmates de la modestie familiale dont elle ne peut s’empêcher d’être l’héritière, elle cultive en elle cette rage bien particulière contre les bien-nés qui l’entourent, sous son toit comme dans son cabinet de consulting spécialisé dans le management public et la réorganisation des services des collectivités. À travers elle, qui ne parvient d’ailleurs jamais tout à fait au même degré de cynisme que son associé ou que son bourgeois de mari, Nicolas Mathieu s’applique aussi à démonter les process et la novlangue de ces justiciers de la rationalisation qui, au gré des réformes, s’est mise au service des pouvoirs, jusqu’à tenir lieu de politique. „C’est une chose assez merveilleuse, quand on y pense, de voir quel chemin la règle parcourt, jusqu’à venir se loger dans un homme. À chaque fois, elle connaît des résistances, car les mauvaises habitudes ont la vie dure. Mais peu à peu, elle s’impose, selon sa poussée catégorique. Et il n’a pas fallu le moindre canon, pas la plus petite escopette, pour opérer cette mutation gigantesque. Il a suffi de l’évidence des chiffres, car rien n’est impératif comme un objectif, personne ne vous tord mieux le bras qu’un indicateur. Le nombre est un maître qui ne se contredit guère, à moins de vouloir passer pour fou. Ou pire : rétrograde.“

Or, en amour comme dans la réforme territoriale, le frisson survient quand le process de réorganisation déraille. Un classique de la quarantaine, féminine comme masculine. C’est plus ou moins comme cela qu’Hélène, pur produit de la méritocratie dite républicaine, tente d’expliquer la lassitude de son couple, le dégoût pour les ficelles du métier comme pour les coups bas du boss dont elle continue d’espérer une promotion au grade d’associée. Hélène, qui se remet d’un burnout l’ayant contrainte à quitter la capitale, est une femme de contradiction. Revenue vivre à Nancy, non loin de la petite ville où elle a grandi, elle méprise ses origines, tout en se troublant lorsqu’elle croise par hasard l’ancien play-boy du lycée qui, lui, est resté fidèle au hockey sur glace comme à ses origines, tout en perpétuant la tradition des vies amoureuses et familiales correctement ratées.

Dans un environnement personnel et professionnel chargé en rapports toxiques et désespérément asséché par les normes anglo-saxonnes du contrôle de gestion, la moindre étincelle sentimentale, surtout lorsqu’elle vient du passé, peut mettre le feu aux joues, aux fesses et aux existences. C’est vrai, quels que soient les parcours, les réussites ou les échecs, Hélène – autant que Christophe – aimerait que les quinze dernières années ne se soient pas ainsi envolées comme un rien, entraînant avec elles l’illusion de l’amour et cette croyance autrefois vive en la possibilité d’un avenir. Quelque chose de doux et de radieux.

Nicolas Mathieu excelle à démonter les ressorts de la domination, qu’ils opèrent dans une réunion de chefs de services ou à l’occasion d’une partie adultérine de jambes en l’air dans la chambre anonyme d’un hôtel Kyriad. Car pour Hélène, Christophe, Philippe, Jenn, Greg ou les autres, „l’amour, c’étaient des listes de courses sur le frigo, une pantoufle sous un lit, un rasoir rose et l’autre bleu dans la salle de bains. Des cartables ouverts et des jouets qui traînent, une belle-mère qu’on emmène chez le pédicure pendant que l’autre va porter de vieux meubles à la déchetterie, et tard le soir, dans le noir, deux voix qui se réchauffent, on les entend à peine, qui disent des choses simples et sans relief, il n’y a plus de pain pour le petit-déjeuner, tu sais j’ai peur quand t’es pas là. Mais justement, je suis là.“

Mais la jeunesse, ces années fastes où l’on croyait que tout était encore possible, elles, ne sont déjà plus là. C’est ce passage du temps que „Connemara“ inscrit dans les corps, dans les désirs et dans les histoires des personnages qui traversent ce roman de l’usure. La jeunesse impatiente, la maturité assoupie, l’âge qui couve. Le tournis romanesque provoqué par Nicolas Mathieu à travers ses changements de rythmes et de temps, de périodes et d’histoires, de familles et de trajectoires, traduit l’imbroglio des rêves et des impératifs qui nous gouvernent, des promesses trop vites réduites au rang de souvenirs. La liberté que l’on pensait atteindre, les parents qui vieillissent, les enfants qui grandissent, s’éloignent, avant de disparaître à leur tour. Toute la magie de la littérature est de faire vivre au lecteur la profusion de ces choses simples et subtiles qu’il aura de toute façon comprises bien trop tard.

Laurent Bonzon

Nicolas Mathieu

„Connemara“
Actes Sud, 2022
400 p., 22 €