Everybody needs a place to rest
Everybody wants to have a home
Onesto d’Onofrio (dit Odo), 84 ans, a été vu pour la dernière fois le 5 mai 2022 vers 11.15 h par Nico Helminger, 69 ans, au coin de la rue de l’Hôpital et de la rue du Cimetière. Odo était en train de remonter la fermeture éclair de son pantalon en velours côtelé olive. La flaque sombre qui s’étalait paresseusement sur le trottoir ne laissait pas de place au doute. Odo venait d’uriner contre le portail du cimetière municipal. M. Helminger qui marchait beaucoup dans les rues de la cité minière avait l’habitude de la chose: l’habitude de voir des gens – des mâles, rien que des mâles, les femmes ne le font pas ou alors de façon plus discrète – se soulager en public.
Trop vieux, trop soûls, trop pauvres, trop désespérés … les raisons qui poussaient ces hommes à le faire pouvaient être nombreuses et M. Helminger les trouvait compréhensibles et somme toute tolérables. Mais ici, il s’agissait d’autre chose. Odo était certes vieux, mais il n’avait pas l’air impotent. Ni pauvre ni soûl. Désespéré alors? C’était plus difficile à dire, mais M. Helminger jugeait que non. Du défi? C’est ça, oui. C’était du défi qu’il lisait dans les yeux d’Odo lorsque leurs regards se croisèrent. Une gêne fugace, puis du défi assumé. Les deux hommes se toisèrent. Il y eut un blanc. Puis Odo demanda du feu. M. Helminger n’en avait pas – désolé! – mais ça n’avait pas l’air de trop contrarier Odo qui enchaîna à parler du temps qu’il faisait et M. Helminger, qui n’aimait pas parler du temps qu’il faisait ou de platitudes du même genre, avait quand même engagé la conversation parce qu’il avait eu la sensation très nette qu’Odo non plus n’aimait pas parler pour ne rien dire et que donc, parler du temps qu’il allait faire n’était que prétexte pour parler de choses plus profondes par la suite. Et effectivement, après les considérations météorologiques d’usage, il y eut un second blanc. M. Helminger eut la délicatesse d’attendre, mais Odo faillit à remplir le blanc cette fois-ci. Au lieu de cela, il se détourna brusquement et M. Helminger le vit s’éloigner en direction du centre-ville.
La seule chose incongrue qu’avait notée M. Helminger était le petit sac à dos que portait Odo. Il s’agissait d’un sac à dos pour jeunes, un backpack passé de mode, de la marque Invicta. A la question pourquoi il se remémorait ce détail précis, M. Helminger avait répondu que cela faisait partie de son métier d’écrivain: déceler les détails incongrus. Comme les blancs dans les conversations et ce sac à dos pour jeunes démodé.
L’avant-dernière personne à avoir vu Odo vivant, la docteur Madeleine Rollet, 52 ans, ne se rappelait pas ce sac à dos. Odo était passé à 10.30 h dans son cabinet d’oncologie qui se trouvait dans l’enceinte du Centre hospitalier Emile Mayrisch (dit CHEM). Odo était un habitué des lieux. Il y avait subi successivement une opération de Whipple, une radiothérapie et finalement une chimiothérapie à cause du mal qui l’affectait: une „saloperie“ comme avait coutume de dire Odo, un adénocarcinome canalaire, comme le qualifiait plus précisément la docteur Rollet. Le rendez-vous au cabinet de cette dernière n’était pas exceptionnel, les informations que le docteur avait prodiguées à son patient n’étaient ni plus alarmistes ni plus rassurantes que d’habitude. Et vous comprenez que je ne peux pas vous en dire plus, secret médical oblige.
L’avant-avant-dernière personne à avoir vu Odo vivant était son épouse, Madame Annette d’Onofrio-Steichen, 80 ans, qui l’attendait devant un plat de Minestrone dont les légumes finissaient par se défaire comme Odo finissait par ne pas rentrer du tout. La mémoire récente de Mme d’Onofrio-Steichen connaissait quelques ratés, comme il arrive souvent à cet âge-là, et elle préférait relater des événements d’un autre siècle qui émergeaient tels des icebergs aux arêtes acérées des brumes enveloppant sournoisement les hauts-fonds de son cerveau. Leurs parois gris sale ne finissaient pas de réverbérer des complaintes de tempi duri, d’injustices sociales, de discriminations étatiques, d’insultes xénophobes, complaintes qui finissaient par former un brouhaha abscons que personne n’avait envie de comprendre.
L’avant-avant-avant-dernière personne à avoir vu Odo vivant est la personne qui a permis de résoudre (du moins partiellement) le mystère de sa disparition. Il s’agit de Mme Annaleyna d’Onofrio, 15 ans, petite-fille du disparu. Elle déclare avoir installé, programmé et expliqué l’application de randonnée Visorando sur le smartphone d’Odo. Celui-ci l’a remerciée et lui a filé 100 €. Annaleyna avait trouvé ça weird (M. Helminger l’aurait trouvé incongru), car Odo avait l’habitude de filer 50 € à ses petits-enfants à chaque fois qu’il les voyait, ce qui lui faisait des fêtes de famille à 400 € puisqu’il avait huit petits-enfants. 100 €, c’était pour les anniversaires uniquement et Annaleyna n’avait pas anniversaire ce jour-là.
La destination de la balade d’Odo? Un cimetière bien sûr, mais je suppose que vous aviez deviné, non? Celui du gros bourg de O., dans le Nord-Est de l’Italie. Une balade de 947.348 mètres qui fait de M. Onesto d’Onofrio (dit Odo) un personnage de légende, digne d’entrer dans le répertoire des chanteurs contestataires qui chantent pour dire quelque chose … à l’insu du plein gré de l’intéressé, il est vrai, puisque Odo réprouvait depuis toujours cette musique de drogués et lui préférait la mélancolie un peu mièvre des chansons folkloriques frioulanes. Mais tout cela n’a pas d’importance. Après l’analyse du tracé qui présente un dénivelé cumulé de 10.152 mètres, nous pouvons raisonnablement conclure qu’Odo n’arrivera jamais au bout de son voyage. Soit il abandonnera et se fera rapatrier ou alors, il mourra en marchant et nous retrouverons son corps, là-bas, quelque part le long du chemin.
La-la-la-la-la-la
Oh yeah
La-la-la-la-la-la
Hungry Heart
Got a wife and kids in Baltimore Jack
I went out for a ride and I never went back
Like a river that don’t know where it’s flowing
I took a wrong turn and I just kept going
Chorus:
Everybody’s got a hungry heart
Everybody’s got a hungry heart
Lay down your money and you play your part
Everybody’s got a hungry heart
I met her in a Kingstown bar
We fell in love I knew it had to end
We took what we had and we ripped it apart
Now here I am down in Kingstown again
(Chorus)
Everybody needs a place to rest
Everybody wants to have a home
Don’t make no difference what nobody says
Ain’t nobody like to be alone
(Chorus)
Oh yeah
La-la-la-la-la-la
Oh yeah
La-la-la-la-la-la
Bruce Springsteen (from the album „The River“, 1980)
© Sony Music Group/Eldridge
Sur l’auteur
Tullio Forgiarini écrit des romans noirs, des scénarios, des pièces de théâtre. Son roman „Amok“ a reçu le European Union Prize for Literature. Il a été traduit en plusieurs langues et adapté au cinéma sous le titre „Baby(a)lone“. Il vient de publier le roman „Céruse“. En mai 2022 paraîtront „La ballade de Lucienne Jourdain“ (réédition) et la pièce de théâtre „Le retour de Lucienne Jourdain“ qui est montée au Théâtre ouvert de Luxembourg à partir du 12 mai 2022.
This Hard Minett Land
Von März bis Oktober 2022 laden das Tageblatt, das Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C²DH) und capybarabooks die LeserInnen jeden Freitag zu einer besonderen Entdeckungsreise durch Luxemburgs Süden ein. Rund vierzig SchriftstellerInnen und HistorikerInnen lassen sich von Bruce Springsteens Songs inspirieren und schreiben Texte über das luxemburgisch-lothringische Eisenerzbecken, „de Minett“, sowie über diejenigen, die dort geboren oder dorthin eingewandert sind, dort gelebt, gearbeitet, geliebt, geträumt, gehofft, gekämpft, Erfolg gehabt oder versagt haben. Begleitet werden die Texte in deutscher, englischer, französischer und luxemburgischer Sprache von Illustrationen des Luxemburger Künstlers Dan Altmann. Im Herbst erscheinen sämtliche Texte und Zeichnungen dann versammelt in Buchform bei capybarabooks. Bis dahin heißt es: „Son, take a good look around/this is
your … Minett Land!“
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